L'Ile du jour d'avant
son épaule engourdie ; il craignit de s’évanouir ; trouva le funain et à grand’peine parvint graduellement à le tirer bout par bout d’une seule main. Il remonta l’échelle, quasiment comme la nuit de son arrivée, sans savoir comment, et comme cette nuit-là il se laissa tomber sur le pont.
Mais à présent le soleil était déjà haut. Tout en claquant des dents, Roberto se souvint : le docteur Byrd lui avait raconté que, après leur rencontre avec le Poisson Pierre, la plupart ne s’étaient pas sauvés, peu avaient survécu, et personne ne savait l’antidote contre ce mal. Malgré ses yeux embués, il chercha d’examiner la blessure : pas plus qu’une griffure, mais qui devait suffire à faire pénétrer dans les veines la substance mortifère. Il perdit connaissance.
Il se réveilla, sa fièvre avait monté, il éprouvait un intense besoin de boire. Il comprit que sur ce coin du navire, exposé aux éléments, loin de toute nourriture et boisson, il ne pouvait résister. Il rampa jusqu’au second-pont et parvint à la limite entre les Vivres et l’enclos de la volaille. Il but avidement à un tonnelet d’eau, mais sentit que son estomac se contractait. Il s’évanouit de nouveau, bouche au sol dans sa régurgitation.
Pendant une nuit agitée de rêves funestes, il attribuait ses souffrances à Ferrante, qu’il confondait maintenant avec le Poisson Pierre. Pourquoi voulait-il lui empêcher l’accès à l’Île et à la Colombe ? C’était pour cela qu’il s’était mis à sa poursuite ?
Il se voyait lui-même allongé, qui regardait un autre lui-même assis devant lui, auprès d’un poêle, vêtu d’une robe de chambre, occupé à décider si les mains qu’il touchait et le corps qu’il sentait étaient les siens. Lui, qui voyait l’autre, se sentait avec ses vêtements en proie au feu, alors que l’autre était vêtu, et lui nu, et il ne comprenait plus lequel vivait dans la veille, lequel dans le sommeil, et il pensa que tous deux étaient certainement des figures produites par son esprit. Lui non, parce qu’il pensait, donc il était.
L’autre (mais lequel ?) à un moment donné se leva, mais il devait être le Mauvais Génie qui employait son industrie à transformer le monde en songe, car déjà il n’était plus lui mais bien le père Caspar. « Vous êtes revenu ! » avait murmuré Roberto en lui tendant les bras. Mais celui-là n’avait pas répondu, ni n’avait bougé. Il le regardait. C’était certainement le père Caspar, mais comme si la mer – en le restituant – l’avait nettoyé et rajeuni. Barbe soignée, gourmandel et rose au visage comme le père Emanuele, habit dépourvu d’accrocs et de taches. Puis, toujours sans bouger, tel un acteur qui déclamerait, et dans une langue impeccable, en orateur consommé, il avait dit avec un ténébreux sourire : « Il est inutile que tu te défendes. Dorénavant le monde entier a un seul but, et c’est l’enfer. »
Il avait continué d’une voix de stentor comme s’il parlait de la chaire d’une église : « Oui, l’enfer, dont vous savez peu, toi et tous ceux qui avec toi sont en train d’y aller le pied leste et l’esprit fou ! Vous croyiez, vous, qu’en enfer vous auriez trouvé épées, poignards, roues, rasoirs, torrents de soufre, boissons de plomb liquide, eaux glacées, chaudières et grils, scies et gourdins, alênes pour crever les yeux, tenailles pour arracher les dents, peignes à déchirer les flancs, chaînes pour broyer les os, bêtes qui rongent, aiguillons qui étirent, lacets qui étranglent, chevalets, croix, crocs et couperets ? Non ! Ce sont là tourments cruels, oui, mais tels qu’esprit humain peut encore les concevoir, puisque nous avons bien conçu les taureaux de bronze, les sièges de fer ou le percement des ongles avec des bambus appointés… Vous espériez que l’enfer fût une barbacane faite de Poissons Pierres. Non, tout autres sont les peines de l’enfer, parce qu’elles ne naissent pas de notre esprit fini mais de celui, infini, d’un Dieu courroucé et vindicatif, contraint à faire pompe de sa fureur et à manifester que, comme fut grande sa miséricorde dans l’absolution, non moins grande sera sa justice dans le châtiment ! Ces peines devront être telles, qu’en elles nous puissions percevoir la distance qu’il y a entre notre impuissance et son omnipotence ! »
« En ce bas monde, disait encore le messager de la pénitence, vous
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