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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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interstices du bois, et de l’extérieur lui parvenait le cri des oiseaux de mer, qu’il prenait pour le rire de Dieu.
    « Mais pourquoi l’enfer à moi, demandait-il, et pourquoi à tous ? N’est-ce donc pas pour ne le réserver qu’à un petit nombre que le Christ nous a rachetés ? »
    Le père Caspar avait ri, comme le Dieu des damnés : « Mais quand vous a-t-il rachetés ? Mais sur quelle planète, dans quel univers penses-tu vivre désormais ? »
    Il avait pris la main de Roberto, le soulevant de sa couchette avec violence, et il l’avait traîné à travers les méandres de la Daphne , tandis que le malade éprouvait un rongement d’intestin et que dans sa tête il lui semblait avoir force horologes à corde. Les horloges, pensait-il, le temps, la mort…
    Caspar l’avait poussé dans un réduit qu’il n’avait, lui, jamais découvert, aux parois blanchies, et où se trouvait un catafalque fermé, avec un œil circulaire sur un côté. Devant l’œil, sur une règle rainée, était inséré un réglet de bois tout entaillé d’yeux de la même mesure qui encadraient des verres apparemment opaques. En faisant coulisser le réglet on pouvait faire coïncider ses yeux avec celui de la boîte. Roberto se rappelait avoir déjà vu en Provence un exemple de cette machine en réduction qui, disait-on, était capable de faire vivre la lumière grâce à l’ombre.
    Caspar avait ouvert un côté de la boîte, laissant apercevoir, sur un trépied, une grande lampe qui, sur la partie opposée au bec, au lieu du manche avait un miroir rond de courbure spéciale. La mèche allumée, le miroir reprojetait les rayons lumineux à l’intérieur d’un tube, une courte lunette d’approche dont la lentille terminale était l’œil extérieur. De là (à peine Caspar eut-il refermé la boîte), les rayons passaient à travers le verre du réglet en s’élargissant en cône et faisant apparaître sur la paroi des images colorées qui parurent animées à Roberto, tant elles étaient vives et précises.
    La première figure représentait un homme au visage de démon, enchaîné sur un récif au milieu de la mer, fouetté par les vagues. Roberto n’arriva plus à détacher les yeux de cette apparition, il la fondit avec celles qui vinrent ensuite (tandis que Caspar les faisait se succéder les unes aux autres en poussant le réglet), il les composa toutes ensemble – rêve dans le rêve – sans distinguer entre ce qu’on lui disait et ce qu’il voyait.
    Du récif s’approcha un navire où il reconnut la Tweede Daphne  ; et il en descendit Ferrante, qui maintenant libérait le condamné. Tout était clair. Au cours de sa navigation, Ferrante avait rencontré – comme la légende nous le confirme – Judas reclus en plein océan, à expier sa trahison.
    « Merci », disait Judas à Ferrante – mais la voix parvenait à Roberto certainement des lèvres de Caspar. « Depuis que j’ai été ici assujetti, à la neuvième heure d’aujourd’hui, j’espérais pouvoir encore remédier à mon péché… Je te remercie, frère…
    — Tu es ici depuis à peine un jour, ou moins encore ? demandait Ferrante. Mais ton péché a été consommé dans la trente-troisième année après la naissance de Notre Seigneur, et donc il y a mille six cent dix ans…
    — Aie aïe aïe, homme ingénu, répondait Judas, il y a certainement mille six cent dix de vos années que je fus mis sur ce récif, mais il n’y a pas encore et il n’y aura jamais un jour des miennes. Tu ne sais pas qu’en entrant dans la mer qui entoure mon île, tu as pénétré dans un autre univers qui passe à côté et à l’intérieur du vôtre, et ici le soleil tourne autour de la terre comme une tortue qui à chaque pas va plus lentement qu’avant. Par conséquent, dans ce monde à moi, mon jour au début durait deux des vôtres, et ensuite trois, et ainsi de plus en plus, jusqu’à présent où, après mille six cent dix de vos années, je suis encore et toujours à la neuvième heure. Et d’ici peu le temps sera encore plus lent, et puis encore plus, et moi je vivrai à jamais la neuvième heure de l’an trente-trois après la nuit de Bethléem…
    — Mais pourquoi ? demandait Ferrante.
    — Mais parce que Dieu a voulu que mon châtiment consistât à vivre toujours le Vendredi Saint, pour célébrer toujours et chaque jour la passion de l’homme que j’ai trahi. Le premier jour de ma peine, alors que pour les autres

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