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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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c’était le lot qui les attendait s’ils poursuivaient ce voyage vers des terres où est en bas ce qui en d’autres lieux est en haut.
    Reprenant leur route, ils avaient touché une troisième île qui paraissait déserte, et Ferrante s’était acheminé, seul avec Lilia, vers l’intérieur. Alors qu’ils avançaient, ils entendirent une voix qui leur conseillait de fuir : c’était là l’île des Hommes Invisibles. À ce même instant il y en avait beaucoup tout autour, qui se montraient ces deux visiteurs lesquels sans nulle honte s’offraient à leurs regards. Pour ce peuple, en effet, à être regardé on devenait proie du regard d’un autre, et l’on perdait sa propre nature, se transformant en le contraire de soi.
    Sur une quatrième, ils découvrirent un homme aux yeux caves, la voix fluette, la face qui n’était qu’une ride, mais au frais coloris. La barbe et les cheveux étaient fins comme de la ouate, le corps si engourdi que s’il avait besoin de se retourner il devait tourner sur lui-même d’un bloc. Il dit qu’il avait trois cent quarante ans, et en ce temps-là il avait par trois fois renouvelé sa jeunesse, ayant bu l’eau de la Fontaine Borique qui se trouve précisément sur cette terre et prolonge la vie, mais pas au-delà des trois cent quarante ans, raison pour quoi il mourrait d’ici peu. Et le vieux invita les voyageurs à ne pas chercher la fontaine : vivre trois fois, en devenant d’abord le double et puis le triple de soi-même, était cause de grandes afflictions, et à la fin on ne savait plus qui on était. Non seulement : vivre les douleurs identiques par trois fois était une peine, mais c’était une grande peine que de revivre même les joies identiques. La joie de la vie naît du sentiment qu’aussi bien bonheur que deuil sont de courte durée, et malheur à qui sait que nous jouirons d’une éternelle béatitude.
    Mais le Monde Antipode était beau pour sa variété et, naviguant encore pendant des milles et des milles, ils trouvèrent une cinquième île qui n’était qu’un pullulement d’étangs ; et chacun des habitants passait sa vie à genoux à se contempler, pensant que celui qui n’est pas vu, c’est comme s’il n’était pas, et que s’ils avaient détourné le regard, cessant ainsi de se voir dans l’eau, ils seraient morts.
    Ils abordèrent ensuite à une sixième île, encore plus à l’ouest, où tous les habitants pariaient sans trêve entre eux, l’un racontant à l’autre ce qu’il voulait que l’autre fut et fît, et réciproquement. Ces insulaires en effet ne pouvaient vivre que s’ils étaient racontés ; et quand un transgresseur contait sur les autres des histoires déplaisantes, les obligeant à les vivre, les autres ne contaient plus rien sur lui, ce qui entraînait sa mort.
    Mais leur problème était d’inventer pour chacun une histoire différente : de fait, si tous avaient eu la même histoire, on n’aurait plus pu les distinguer entre eux car chacun de nous est ce que ses vicissitudes ont créé. Voilà pourquoi ils avaient construit une roue, qu’ils appelaient Cynosura Lucensis, dressée sur la place du village. Elle était formée de six cercles concentriques qui tournaient chacun pour son propre compte. Le premier était divisé en vingt-quatre cases ou fenêtres, le deuxième en trente-six, le troisième en quarante-huit, le quatrième en soixante, le cinquième en soixante-douze et le sixième en quatre-vingt-quatre. Dans les différentes cases, selon un critère que Lilia et Ferrante n’avaient pu comprendre en aussi peu de temps, étaient écrites des actions (comme aller, venir ou mourir), des passions (comme haïr, aimer ou avoir froid), et puis des manières, comme bien et mal, tristement ou avec allégresse, et des lieux et des temps, comme pour signifier chez soi ou le mois suivant.
    En faisant tourner les roues, on obtenait des histoires telles que « il alla hier chez lui et rencontra son ennemi qui souffrait, il lui offrit son aide », ou bien « il vit un animal avec sept têtes et le tua ». Les habitants soutenaient qu’avec cette machine on pouvait écrire ou penser sept cent vingt-deux millions de millions d’histoires différentes, et il y en avait pour donner sens à la vie de chacun d’entre eux dans les siècles à venir. Ce qui faisait plaisir à Roberto, car il pourrait se construire une roue de ce genre et continuer à penser des histoires, même s’il était resté

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