L'Ile du jour d'avant
recueillaient une eau limpide, la terre était humide aux racines, la boue encore plus boueuse : signe que quelqu’un était venu arroser les plantes au cours de la nuit.
Curieux à dire, son premier mouvement fut de jalousie : quelqu’un avait la mainmise sur son vaisseau même et lui dérobait ces soins et ces avantages auxquels il avait droit. Perdre le monde pour conquérir un vaisseau abandonné, et puis s’apercevoir que quelqu’un l’habitait, cela lui était insupportable autant que la crainte de voir sa Dame, inaccessible terme de son désir, devenir la proie du désir d’autrui.
Puis survint une perturbation plus raisonnée. De même que le monde de son enfance était habité par un Autre qui le précédait et le suivait, d’évidence la Daphne avait des soutes et des retranchements que lui ne connaissait pas encore, et où vivait un hôte caché, qui parcourait les mêmes sentes que lui, à peine il s’en était éloigné, ou un instant avant que lui ne les parcourût.
Il courut se musser dans sa chambre, telle l’autruche africaine qui, enfouissant sa tête, croit effacer le monde.
Pour gagner le gaillard d’arrière, il était passé devant l’ouverture d’un escalier qui menait dans le fond de cale : qu’est-ce qui pouvait bien se cacher là-bas, si dans le second-pont il avait trouvé une île en miniature ? C’était là le royaume de l’intrus ? On remarquera qu’il se comportait déjà avec le vaisseau comme avec un objet d’amour qui, à peine le découvre-t-on et découvre-t-on le vouloir, tous ceux qui l’auraient eu avant deviennent des usurpateurs. Et c’est à ce moment-là que Roberto avoue en écrivant à sa Dame que la première fois qu’il l’avait vue, et il l’avait vue précisément en suivant le regard d’un autre qui se posait sur elle, il avait ressenti le dégoût d’un qui apercevrait une rouleuse sur une rose.
On pourrait sourire devant un tel accès de jalousie pour une carcasse embaumant le poisson, la fumée et l’étron, or Roberto se perdait désormais en un instable labyrinthe où chaque croisée le ramenait toujours à une seule image. Il souffrait et pour l’Île qu’il n’avait pas, et pour le vaisseau qu’il avait – les deux inaccessibles, l’une par sa distance, l’autre par son énigme – mais les deux se trouvaient en lieu et place d’une aimée qui s’esquivait, le cajolant de promesses qu’il se faisait tout seul. Et je ne saurais expliquer autrement cette lettre où Roberto se répand en plaintifs enjolivements rien que pour dire, en fin de compte, que Quelqu’un l’avait privé de son repas du matin.
Madame,
comment puis-je attendre mercy de qui me consume ? Cependant a qui sinon a vous puis-je confier ma peine cherchant resconfort, sinon dans vostre escoute, au moins dans mon inescoutèe parole ? Si Amour est un remede qui soigne toute douleur par une douleur plus grande encor, ne pourray-je sans doubte l’entendre comme une peine qui occit par excez tout autre peine, si quelle devienne le remede de toutes, sauf d’elle-mesme ? Puis que si beauté je vis jamais, et la voulus, ce ne fut que rêve de la vostre, pour quoy devrois-je me plaindre qu’autre beauté me soit esgalement rêve ? Pis seroit si celle je faisois mienne, et m’en contentois, ne souffrant plus pour l’image de la vostre : car d’une bien avaricieuce medecine jaurois joüy, et le mal s’agrandiroit du remords de ceste infidellité. Mieux vaut se fier en la vostre image, tant plus or que j’ai entreveu encor une fois un ennemi dont je ne connois les traits et voudrois peut-estre oncques ne les connoistre. Pour ignorer ce spectre haï, me vienne en aide vostre phantasme aimé. Que de moy l’amour fasse du moins un fragment insensible, une mandragore, une source de pierre qui verse avecque ses pleurs toute angoisse…
Mais, se tourmentant comme il se tourmente, Roberto ne devient pas source de pierre ; aussitôt il reporte l’angoisse qu’il ressent à l’autre angoisse éprouvée à Casal, et aux effets – ainsi que nous le verrons – bien plus funestes.
7.
Pavane Lachryme
L’histoire est aussi limpide qu’obscure. Tandis que se succédaient de petites escarmouches qui avaient la même fonction que peut revêtir, dans le jeu des échecs, non point un coup, mais le regard qui commente le soupçon d’un coup de la part de l’adversaire, pour le faire renoncer à un pari gagnant, Toyras avait décidé que l’on devait
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