L'Ile du jour d'avant
tout en indiquant les Français qui se repliaient. « Excusez-moi, cher ami, fit Pozzo à l’adresse de Toyras, mais ici on est en train de se faire à l’idée que nous sommes tous un peu, de par chez nous, comme ce scorpène de Gambero, ou je me trompe ? » Et tandis que Toyras lui déclarait estime et amitié, mais d’un air distrait, il dit : « Laissez donc. Il me semble que tous ont le cul breneux et cette histoire me reste un peu en travers. J’en ai jusques ici de ces Espagnols de merde et si vous me le permettez je vais en expédier deux ou trois, façons de faire voir que nous, nous savons danser la gaillarde au besoin, et que si ça nous chante nous faisons danser la gigue à quiconque, mordioux ! »
Il avait pris la porte et chevauché telle une furie, l’épée au clair, contre les rangs ennemis. Il ne voulait évidemment pas les mettre en fuite, mais il lui était apparu opportun d’en faire à sa tête, histoire d’en remontrer aux autres.
Cette bonne preuve de courage, ce fut une très mauvaise opération militaire. Une balle l’atteignit au front et il s’affaissa sur la croupe de son Pagnufli. Survint une seconde décharge, du côté de la contrescarpe, et Roberto sentit un coup violent à la tempe, comme un caillou, et il chancela. Il avait été éraflé, il se dégagea des bras qui le soutenaient. Criant le nom de son père, il s’était dressé, il avait aperçu Pagnufli qui, hésitant, galopait avec le corps de son maître sans vie sur une terre sans nom.
Il avait, une fois encore, porté les doigts à sa bouche et émis son sifflement. Pagnufli avait entendu et il était revenu vers les murs, mais lentement, à un petit trot solennel, afin de ne pas désarçonner son cavalier qui désormais ne lui serrait plus impérieusement les flancs. Il était rentré hennissant sa pavane pour son seigneur défunt dont il rendait le corps à Roberto qui avait fermé ces yeux encore écarquillés, et essuyé cette face aspergée de sang maintenant caillé, tandis que son sang à lui encore vif rayait sa joue.
Qui sait si la balle ne lui avait pas touché un nerf : le lendemain, à peine sorti de la cathédrale de Saint-Vaast où Toyras avait voulu des obsèques solennelles pour monsieur Pozzo di San Patrizio de la Grive, il avait de la peine à supporter la lumière du jour. Peut-être ses yeux étaient-ils rouges de larmes, le fait est que depuis ce moment-là ils commencèrent à lui faire mal. Aujourd’hui les spécialistes de la psyché diraient que, son père étant entré dans l’ombre, dans l’ombre lui aussi voulait entrer. Roberto ne savait pas grand-chose de la psyché mais cette figure de discours pourrait l’avoir attiré, du moins à la lumière, ou à l’ombre, de ce qui arriva par la suite.
Je pense que Pozzo était mort pour un point d’honneur, ce qui me semble superbe, mais Roberto ne parvenait pas à l’apprécier. Tous louaient l’héroïsme de son père, il aurait dû supporter son deuil avec fierté, et il sanglotait. Se rappelant que son père lui disait qu’un gentilhomme doit s’habituer à supporter, le cil sec, les coups du mauvais sort, il s’excusait de sa faiblesse (devant son géniteur qui ne pouvait plus lui en demander raison), en se répétant que c’était la première fois qu’il devenait orphelin. Il croyait devoir s’habituer à l’idée, il n’avait pas encore compris qu’à la perte d’un père il est inutile de s’habituer car cela n’arrivera pas une deuxième fois : autant vaut laisser la blessure ouverte.
Mais, pour donner un sens à ce qui s’était passé, il ne put qu’avoir de nouveau recours à Ferrante, Ferrante, en le filant de près, avait vendu aux adversaires les secrets que lui connaissait et puis il avait éhontément rejoint les rangs ennemis pour jouir de la récompense méritée : le père, qui avait compris, voulut laver l’honneur sali de la famille et projeter sur Roberto le lustre de son propre courage afin de le purifier de cette ombre de soupçon qui venait de se répandre sur lui, le fils non coupable. Pour ne pas rendre sa mort inutile, Roberto lui devait la conduite que tout le monde à Casal attendait du fils du héros.
Il ne pouvait pas faire autrement : il se retrouvait désormais seigneur légitime de la Grive, héritier du nom et des biens de famille et Toyras n’osa plus l’employer à de petites besognes – ni ne pouvait l’appeler pour les grandes. C’est ainsi que, resté
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