L'Ile du jour d'avant
déplorons l’absence, une seule est présente, c’est le fait que toutes les choses nous apparaissent comme elles nous apparaissent, et il n’est pas possible qu’il ne soit pas de la plus grande vérité qu’elles nous apparaissent justement ainsi.
D’où voyant, et étant sûr de voir, Roberto avait l’unique assurance sur quoi les sens et la raison pouvaient compter, c’est-à-dire la certitude qu’il voyait quelque chose : et ce quelque chose était l’unique forme d’être dont il pouvait parler, l’être n’étant rien autre que le grand théâtre du visible disposé dans la conque de l’Espace, ce qui nous en dit long sur ce siècle bizarre.
Il était vivant, en état de veille, et là-bas, île ou continent n’importe, il y avait une chose. Ce que c’était, il l’ignorait : comme les couleurs dépendent et de l’objet dont elles sont frappées, de la lumière qui s’y reflète, et de l’œil qui les fixe, ainsi la terre la plus lointaine lui semblait vraie dans son occasionnelle et passagère union de lumière, de vents, de nuages, d’yeux, les siens, exaltés et affligés. Demain peut-être, ou d’ici quelques heures, cette terre serait différente.
Ce qu’il voyait n’était pas seulement le message que le ciel lui envoyait, mais le résultat d’une amitié entre le ciel, la terre et la position (et l’heure et la saison, et l’angle) d’où il regardait. À coup sûr, si le vaisseau s’était ancré le long d’une autre aire du rhumb des vents, le spectacle eût été différent, le soleil, l’aurore, une mer et une terre jumelles mais dissemblables. Cette infinité des mondes dont parlait Saint-Savin, il ne fallait pas seulement la chercher au-delà des constellations, mais au centre même de cette bulle de l’espace dont lui, pur œil, était maintenant la source d’infinies parallaxes.
Au milieu de tant de vicissitudes, n’avoir pas mené au-delà de pareil signe ses spéculations soit de métaphysique, soit de physique des corps, nous le concéderons à Roberto ; d’autant que, nous le verrons, il le fera plus tard, et plus que nécessaire ; mais là déjà nous le trouvons réfléchissant que, s’il pouvait y avoir un seul monde où apparussent des îles différentes (nombreuses en ce moment pour de nombreux roberti qui regarderaient d’une galerie de nombreux vaisseaux disposés sur différents degrés de méridien), alors en ce seul monde pouvaient apparaître et se mêler maint Roberto et maint Ferrante. Peut-être ce jour-là, au château, s’était-il déplacé, sans qu’il s’en rendît compte, de quelques brasses par rapport au mont le plus haut de l’Île du Fer, et avait-il vu l’univers habité par un autre Roberto, non condamné à la conquête du fortin hors les murailles, ou sauvé par un autre père qui n’avait pas occis l’Espagnol gentil.
Mais Roberto se rabattait sur ces considérations afin de ne pas avouer que ce corps lointain, qui se faisait et se défaisait en de voluptueuses métamorphoses, était devenu pour lui anagramme d’un autre corps qu’il aurait voulu posséder ; et, comme la terre lui souriait, langoureuse, il aurait voulu la rejoindre et se confondre avec elle, pygmée bienheureux sur les seins de cette gracieuse géante.
Je ne crois pourtant pas que ce fut la pudeur, mais la peur de l’excès de lumière qui le poussa à rentrer, et peut-être un autre appel. Il avait en effet entendu les poules qui annonçaient une nouvelle provision d’œufs, et il eut l’idée d’aller jusqu’à s’accorder un poulet à la broche pour le soir. Il prit cependant le temps de s’arranger, avec les ciseaux du capitaine, moustaches, barbe et cheveux encore d’un naufragé. Il avait décidé de vivre son naufrage comme une villégiature qui lui offrait une suite étendue d’aubes, d’aurores et (les goûtant d’avance) de soleils couchants.
Il descendit donc moins d’une heure après que les poules avaient chanté » et il se rendit aussitôt compte que, si elles avaient déposé leurs œufs (et elles ne pouvaient pas être taxées de mensonge, vu leur chant), d’œufs, il n’en voyait point. Non seulement, mais tous les oiseaux avaient à nouveau leurs grains, bien distribués, comme s’ils ne s’étaient pas encore mis à les picorer.
Saisi d’un soupçon, il était retourné dans le verger pour découvrir que, comme la veille et encore plus que la veille, les feuilles luisaient de rosée, les campanules
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