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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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cependant la vérité et moi qui la dis. Et ma langue, même si maintenant je la remue avec peine, ne se taira pas. Le sage ne doit pas seulement attaquer le mensonge à coups d’épée mais aussi à coups de langue. Mes amis, comment pouvez-vous appeler secourable une divinité qui veut notre misère éternelle rien que pour calmer son ire d’un instant ? Nous devons pardonner à notre prochain et lui pas ? Et nous devrions aimer un être aussi cruel ? L’abbé m’a dit pyrrhonien, mais nous pyrrhoniens, s’il veut le prendre ainsi, nous avons souci de consoler les victimes de l’imposture. Une fois, avec trois compères, nous avons distribué aux dames des chapelets à médailles obscènes. Si vous saviez ce qu’elles devinrent dévotes depuis ce jour-là ! »
    Il était sorti, suivi par les éclats de rire de toute la compagnie, et l’officier avait commenté : « Si Dieu ne le peut, du moins nous, pardonnons sa langue, vu qu’il a une si belle épée. » Puis à Roberto : « Gardez-le pour ami, et ne le contrariez pas plus qu’il ne se doit. Il a étendu lui davantage de Français à Paris, pour un point de théologie, que ma compagnie n’a encore embroché d’Espagnols ces jours-ci. Je ne voudrais pas l’avoir près de moi à la messe, mais je me tiendrais pour heureux de l’avoir près de moi dans la lice. »

    Ainsi éduqué aux premiers doutes, Roberto devait en connaître d’autres le lendemain. Il était revenu dans cette aile du château où il avait dormi les deux premières nuits avec ses Montferrins, pour reprendre son sac, mais il avait du mal à s’orienter entre cours et couloirs. Dans l’un de ceux-ci il avançait, s’apercevant qu’il s’était fourvoyé, lorsqu’il vit au fond un miroir plombé de crasse, où il se discerna lui-même. Or, en s’approchant, il se rendit compte que ce lui-même avait, certes, son visage, mais des habits tapageurs à l’espagnole, et il portait les cheveux ramassés dans une résille. Non seulement, mais ce lui-même à un moment donné n’était plus en face de lui, il disparaissait carrément de côté.
    Il ne s’agissait donc pas d’un miroir. De fait, il se rendit à l’évidence : c’était une grande fenêtre aux vitres empoussiérées, qui donnait sur un glacis d’où l’on descendait par un escalier vers la cour. Il ne s’était donc pas vu lui-même, il avait vu quelqu’un d’autre, lui ressemblant fort, dont il avait perdu la trace à présent. Naturellement il pensa aussitôt à Ferrante. Ferrante l’avait suivi ou précédé à Casal, peut-être dans une autre compagnie du même régiment, ou dans l’un des régiments français et, tandis que lui risquait sa vie dans le fortin, l’autre tirait de la guerre Dieu sait quels avantages.
    À l’âge qu’il avait, Roberto était enclin désormais à sourire de ses fantaisies enfantines sur Ferrante, et, réfléchissant à sa vision, il se persuada bien vite qu’il avait seulement vu quelqu’un qui pouvait de loin lui ressembler.
    Il voulut oublier l’incident. Durant des années il avait ruminé l’idée d’un frère invisible, ce soir-là il avait cru le voir mais, précisément (se dit-il en cherchant par la raison à contredire son cœur), s’il avait vu quelqu’un, il n’était point fiction, et comme Ferrante était fiction, celui qu’il avait vu ne pouvait être Ferrante.
    Un maître de logique eût objecté à ce paralogisme, mais pour le moment il pouvait suffire à Roberto.

6.
    Grand Art de la Lumière et de l’Ombre
    Après avoir consacré sa lettre aux premiers souvenirs du siège, Roberto avait trouvé quelques flacons de vin d’Espagne dans la chambre du capitaine. Nous ne pouvons le lui reprocher si, le feu allumé et s’étant fait un poêlon d’œufs persillés de poisson fumé, il avait débouché une bouteille et s’était accordé un souper de roi à une table dressée presque dans les règles de l’art. S’il devait rester un long temps naufragé, pour ne pas s’abrutir il devrait s’en tenir aux bons usages. Il se souvenait que, à Casal, quand les blessures et les maladies poussaient même les officiers à se comporter en naufragés, monsieur de Toyras avait réclamé que, au moins à table, chacun se rappelât ce qu’il avait appris à Paris :
    « Se présenter avec des habits propres, ne pas boire après chaque bouchée, s’essuyer d’abord les moustaches et la barbe, ne pas se lécher les doigts, ne pas cracher

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