L'Ile du jour d'avant
durent parler de Dieu aux indigènes des Indes Occidentales, nous raconte Acosta (qui pourtant était jésuite), ils durent employer le mot espagnol Dios . Vous ne le croirez pas, mais dans leur langue il n’existe aucun terme adéquat. Si l’idée de Dieu n’est pas connue dans l’état de nature, il doit donc s’agir d’une invention humaine… Mais ne me regardez pas comme si je n’avais pas de sains principes et n’étais pas un fidèle serviteur de mon roi. Un vrai philosophe ne demande point du tout de subvertir l’ordre des choses. Il l’accepte. Il ne demande qu’une chose : qu’on lui laisse cultiver les pensées qui consolent une âme forte. Pour les autres, c’est une chance qu’il existe et des papes et des évêques pour contenir la révolte et le crime des foules. L’ordre de l’État exige une uniformité de la conduite, la religion est nécessaire au peuple et le sage doit sacrifier une part de son indépendance afin que la société demeure ferme. Quant à moi, je crois être un homme probe : je suis fidèle à mes amis, je ne mens pas, si ce n’est lorsque je fais une déclaration d’amour ; j’aime le savoir et je fais, d’après ce que l’on dit, de bons vers. Voilà pourquoi les dames me jugent galant. Je voudrais écrire des romans, qui sont fort à la mode, mais je pense à nombre d’entre eux et ne m’apprête à en écrire aucun…
— À quels romans pensez-vous ?
— Parfois je regarde la Lune et j’imagine que ces taches là-haut sont des cavernes, des villes, des îles, et que les lieux qui resplendissent sont ceux où la mer reçoit la lumière du soleil comme la glace d’un miroir. Je voudrais raconter l’histoire de leurs rois, de leurs guerres et de leurs révolutions, ou de l’infélicité des amants de là-bas, qui, au cours de leurs nuits, soupirent en regardant notre Terre. J’aimerais raconter des histoires de guerre et d’amitié entre les différentes parties du corps, les bras qui livrent bataille aux pieds, et les veines qui font l’amour aux artères, ou les os à la mouelle. Tous les romans que je voudrais faire me persécutent. Quand je reste dans ma chambre, il me semble qu’ils sont à tous coups autour de moi, tels des Diablotins, et que l’un me tire par l’oreille, l’autre par le nez, et qu’ils me disent chacun « Monsieur, faites-moi, je suis si beau. » Ensuite, je m’aperçois que l’on peut raconter une histoire aussi belle en inventant un duel original, par exemple se battre et convaincre l’adversaire de renier Dieu, puis percer de part en part sa poitrine, de façon qu’il meure damné. Halte ! Monsieur de la Grive, l’épée au clair encore une fois, ainsi, parez, là ! Vous placez les talons sur la même ligne : c’est mal, on y perd la fermeté de la jambe. La tête, il ne faut pas la garder droite, car la longueur entre l’épaule et le chef offre ainsi une surface exagérée aux coups de l’adversaire…
— Mais moi je couvre ma tête de l’épée, main tendue.
— Erreur, dans cette position on perd de la force. Et puis, moi j’ai ouvert avec une garde à l’allemande, et vous vous êtes mis en garde à l’italienne. Mauvais. Quand il y a une garde à combattre, il faut l’imiter le plus possible. Mais de vous ne m’avez rien dit, ni des vicissitudes de votre vie avant de tomber dans cette vallée de poussière.
Rien de tel qu’un adulte capable de briller par paradoxes pervers pour fasciner un jeune homme, qui aussitôt voudrait rivaliser. Roberto ouvrit son cœur à Saint-Savin, et pour se rendre intéressant – vu que les seize premières années de sa vie lui offraient bien peu de sujets – il parla de son obsession pour son frère inconnu.
« Vous avez lu trop de romans, lui dit Saint-Savin, et vous cherchez à en vivre un, car le devoir d’un roman est d’enseigner tout en divertissant, et ce qu’il enseigne c’est reconnaître les embûches du monde.
— Et que m’enseignerait donc ce que vous appelez le roman de Ferrante ?
— Le Roman, lui expliqua Saint-Savin, doit toujours avoir pour fondement une équivoque, de personne, action ou lieu ou temps ou circonstance, et de ces équivoques fondamentales doivent naître des équivoques épisodiques, enveloppements, péripéties et, enfin, d’inattendues et agréables agnitions. Je dis équivoques comme la fausse mort d’un personnage, ou quand une personne est occise à la place d’une autre, ou les équivoques de
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