L'Ile du jour d'avant
quantité, comme quand une femme croit son amant mort et se marie avec un autre, ou de qualité, quand c’est le jugement des sens qui erre, ou comme quand on ensevelit quelqu’un qui paraît mort et qu’il est en revanche sous l’empire d’une potion somnifère ; ou encore des équivoques de relation, comme quand on présume à tort que l’un a tué l’autre ; ou d’instrument, comme quand on feint de poignarder quelqu’un en usant d’une arme telle qu’en le perçant la pointe n’entre pas dans la gorge mais rentre dans le manche, y pressant une éponge trempée de sang… Pour ne rien dire des fausses missives, voix contrefaites, lettres non remises à temps ou remises soit en un lieu soit à une personne, différents. Et d’entre ces stratagèmes, le plus célèbre, mais trop commun, c’est celui qui porte à confondre une personne avec une autre, et donne raison de la confusion à travers le Sosie… Le Sosie est un reflet que le personnage traîne sur ses talons ou dont il est précédé en toute circonstance. Belle machination par quoi le lecteur se retrouve dans le personnage, dont il partage l’obscure crainte d’un Frère Ennemi. Mais voyez comme l’homme aussi est machine et qu’il suffit d’activer une roue en superficie pour faire tourner d’autres roues à l’intérieur : le Frère et l’inimitié ne sont rien autre que le reflet de la crainte que chacun a de soi, et des replis de son esprit, où couvent des désirs inavoués, ou, ainsi que l’on va disant à Paris, des pensées sourdes et non exprimées. De là, il a été montré qu’il existe des pensées imperceptibles, qui impressionnent l’esprit sans que l’esprit s’en rende compte, des pensées clandestines dont l’existence est démontrée par le fait que chacun, pour peu qu’il s’examine soi-même, ne manquera pas de s’apercevoir qu’il porte en son cœur amour et haine, joie et affliction, sans qu’il puisse se rappeler distinctement les pensées qui les ont fait naître.
— Donc Ferrante… » hasarda Roberto ; et Saint-Savin conclut : « Donc Ferrante est en lieu et place de vos peurs et de vos hontes. Souventes fois les hommes, pour ne pas se dire à eux-mêmes qu’ils sont les auteurs de leur destin, voient ce destin comme un roman animé par un auteur fantasque et crapuleux.
— Mais que devrait-elle me signifier, cette parabole que je me serais construite sans le savoir ?
— Qui sait ? Peut-être n’aimiez-vous pas votre père autant que vous croyez, en craigniez-vous la rudesse avec laquelle il vous voulait valeureux, et lui avez-vous attribué une faute, pour ensuite le punir non point avec les vôtres, mais avec les fautes d’un autre.
— Monsieur, vous parlez avec un fils qui pleure encore son père très aimé ! Je crois qu’il y a plus grand péché à enseigner le mépris des pères que celui de Notre Seigneur !
— Allons, allons, cher la Grive ! Le philosophe doit avoir le courage de critiquer tous les enseignements mensongers qui nous ont été inculqués, et d’entre ceux-là il y a l’absurde respect pour la vieillesse, comme si la jeunesse n’était pas le plus grand des biens et la plus grande des vertus. En conscience, quand un homme jeune est en force d’imaginer, de juger et d’exécuter, n’est-il pas plus capable de gouverner une famille qu’un sexagénaire hébété dont la neige sur le chef a glacé l’imagination ? Ce que nous honorons comme prudence en nos aînés, n’est qu’une appréhension panique de l’action. Voudriez-vous vous soumettre à eux, quand la paresse a débilité leurs muscles, durci leurs artères, évaporé leurs esprits, et sucé la mouelle de leurs os ? Si vous adorez une femme, n’est-ce pas peut-être à cause de sa beauté ? Continuez-vous donc vos génuflexions après que la vieillesse a fait de ce corps un fantôme, bon désormais à vous rappeler l’imminence de la mort ? Et si vous vous comportez de la sorte avec vos amantes, pourquoi ne devriez-vous pas faire de même avec vos vieillards ? Vous me direz que ce vieillard est votre père et que le Ciel vous promet longue vie si vous l’honorez. Qui l’a dit ? Des vieillards juifs comprenant qu’ils ne pouvaient survivre au désert s’ils ne faisaient fructifier le fruit de leurs reins. Si vous croyez que le Ciel vous donnera un seul jour de vie en plus à cause que vous avez été la brebis de votre père, vous vous trompez. Vous croyez qu’un salut
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