L'Ile du jour d'avant
l’inverse de ce qu’on lui avait dit, au fur et à mesure qu’il se déprimait dans ces efforts, la figure de la Dame se multipliait, et d’angles différents, le suivait dans sa peine avec un sourire malicieux.
Ainsi, occupant le jour à traîner des objets, il n’avait rien oublié. Au contraire. C’étaient des jours où il pensait à son passé, fixant les yeux sur la seule scène qu’il eût devant lui, celle de la Daphne , et la Daphne se transformait en un Théâtre de la Mémoire, tel qu’on en concevait à son époque, où chaque morceau lui rappelait un épisode ancien ou récent de son histoire : le beaupré, l’arrivée après le naufrage, quand il avait compris qu’il ne reverrait plus son aimée ; les voiles ferlées, qu’il avait regardées en rêvant longuement à Elle perdue, Elle perdue ; la galerie, d’où il explorait l’Île lointaine, l’éloignement d’Elle… Mais à elle il avait consacré tant de méditations que, tant qu’il y resterait, chaque coin de cette maison marine lui rappellerait, instant après instant, tout ce qu’il voulait oublier.
Que ce fut vrai, il s’en était rendu compte en sortant sur le tillac pour se laisser distraire par le vent. C’était là son bois, où il allait comme dans les bois vont les amoureux malheureux ; voilà sa nature factice, plantes polies par des charpentiers d’Anvers, fleuves de toile écrue au vent, cavernes calfatées, étoiles d’astrolabes. Et comme les amoureux identifient, revisitant un lieu, l’aimée à chaque fleur, à chaque bruissement de feuilles et chaque sentier, voilà que lui maintenant mourrait d’amour en caressant la bouche d’un canon…
Les poètes ne célébraient-ils donc pas leur dame en louant leurs lèvres de rubis, leurs yeux de jais, leur sein de marbre, leur cœur de diamant ? Eh bien, lui aussi – retenu dans cette mine de sapins désormais fossiles – n’aurait que des passions minérales, câbleau bouclé de nœuds lui apparaîtrait Sa chevelure, splendeur de cabochons Ses yeux oubliés, rang de lareniers Ses dents qui ruissellent d’odorante salive, cabestan au câble qui se déroule Son col orné de colliers de chanvre, et il trouverait la paix dans l’illusion d’avoir aimé l’œuvre d’un constructeur d’automates.
Puis il se repentit de sa dureté en feignant sa dureté à elle, il se dit qu’en pétrifiant ses traits il pétrifiait son désir – qu’il voulait en revanche vif et insatisfait – et, comme le soir était tombé, il tourna les yeux vers le vaste vaisseau du ciel moucheté de constellations indéchiffrables. Ce n’est qu’en contemplant des corps célestes qu’il pourrait concevoir les célestes pensées, lesquelles conviennent à qui, par décret du ciel, a été damné dans l’amour de la plus céleste des humaines créatures.
La reine des bois, qui de sa blanche robe ennaube les forêts et argente les campagnes, ne s’était pas encore penchée à la cime de l’Île couverte de deuil. Le reste du ciel était allumé et visible et, à l’extrémité sud-ouest, presque au ras de la mer au-delà de la grande terre, il distingua un caillot d’étoiles que le docteur Byrd lui avait appris à reconnaître : c’était la Croix du Sud. Et d’un poète oublié, mais dont son précepteur carme lui avait fait apprendre par cœur certains passages, Roberto se rappelait une vision qui avait fasciné son enfance, celle d’un pèlerin allant par les royaumes d’outre-tombe : il avait émergé juste dans cette région inconnue, il avait vu ces quatre étoiles que personne n’avait jamais aperçues sinon les premiers (et derniers) habitants du Paradis Terrestre.
11.
L’Art de Prudence
Il les voyait parce qu’il avait vraiment fait naufrage aux confins du jardin de l’Eden ou parce qu’il avait émergé du ventre du vaisseau comme d’un entonnoir infernal ? Peut-être pour l’une et l’autre raison. Ce naufrage, en le rendant au spectacle d’une autre nature, l’avait soustrait à l’Enfer du Monde où il était entré, perdant les illusions de la jeunesse, à l’époque de Casal.
Il était encore là-bas quand, après avoir entrevu l’histoire comme lieu de nombreux caprices et trames incompréhensibles de la Raison d’État, Saint-Savin lui avait fait comprendre combien la grande machine du monde était perfide, tourmentée par les iniquités du Sort. Il avait pris fin en quelques jours, le rêve d’entreprises héroïques de
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