L'Ile du jour d'avant
quelqu’un devenait célèbre pour sa capacité à se masquer, comme les acteurs, tout le monde saurait qu’il n’est pas ce qu’il feint d’être. Mais d’excellents dissimulateurs, qui ont existé ou qui existent, point de nouvelles.
— Et notez, ajouta monsieur de Salazar, qu’en vous invitant à dissimuler on ne vous invite pas à demeurer muet comme un balourd. Au contraire. Vous devrez apprendre à faire avec la parole subtile ce que vous ne pouvez faire à mots ouverts ; à évoluer dans un monde qui privilégie l’apparence, avec toutes les agilités de l’éloquence, à être le tisseur de mots de soie. Si les flèches transpercent le corps, les mots peuvent percer l’âme de part en part. Faites devenir en vous nature ce qui, dans la machine du père Emanuele, est art mécanique.
— Pourtant monsieur, dit Roberto, la machine du père Emanuele me semble une image de l’Esprit, lequel n’entend point saisir ou séduire, mais bien découvrir et révéler des connexions entre les choses, et donc se faire nouvel instrument de vérités.
— Cela pour les philosophes. Mais pour les sots, usez de l’Esprit pour étonner, et vous obtiendrez toute approbation. Les hommes aiment à être étonnés. Si votre destin et votre fortune se décident non sur le champ de bataille mais dans les salons de la cour, un bon point obtenu dans la conversation sera plus fructueux qu’un bon assaut au combat. L’homme prudent, d’une phrase élégante se tire de tout brouillamini et il sait se servir de sa langue avec la légèreté d’une plume au vent. La plus grande part des choses se peut payer avec les mots.
— On vous attend à la porte, Salazar », dit Saletta. Et ainsi prit fin pour Roberto cette leçon inattendue de vie et de sagesse. Il n’en resta pas édifié, mais il fut reconnaissant envers ses deux maîtres. Ils lui avaient expliqué moult mystères du siècle, dont à la Grive personne ne lui avait jamais rien dit.
12.
Les Passions de l’Âme
Dans ce ravage de toute illusion, Roberto tomba en proie à une manie amoureuse.
Nous touchions désormais à la fin juin, et il faisait fort chaud ; les premiers bruits s’étaient répandus depuis une dizaine de jours, d’un cas de peste dans le camp espagnol. Dans la ville les munitions commençaient à se faire rares, on ne distribuait désormais plus que quatorze onces de pain noir aux soldats, et, pour trouver une pinte de vin chez les Casalois, il fallait maintenant payer trois florins, l’équivalent de douze réaux. À tour de rôle, Salazar et Saletta s’étaient rendus dans la ville et au camp pour traiter de la rançon d’officiers capturés de part et d’autre au cours des engagements, et les rachetés devaient promettre de ne plus prendre les armes. On parlait de nouveau de ce capitaine désormais en pleine élévation dans le monde diplomatique, Mazzarini, à qui le Pape avait confié la négociation.
Quelques espérances, quelques sorties et jouer à se détruire tour à tour les galeries, voilà comment se déroulait ce siège nonchalant.
Dans l’attente des négociations, ou de l’armée de secours, les esprits belliqueux s’étaient calmés. Certains Casalois avaient décidé de sortir hors les murailles pour moissonner ces champs de blé qui avaient réchappé aux chariots et aux chevaux, insouciants des coups de fusil poussifs que les Espagnols tiraient de loin. Mais tous n’étaient pas désarmés : Roberto vit une paysanne grande et rousse qui par moments suspendait son travail à la faucille, se baissait parmi les épis, soulevait un fusil, l’épaulait en vieux soldat couchant son arme sur sa joue rouge, et elle tirait vers les gêneurs. Les Espagnols s’étaient impatientés pour les tirs de cette Cérès guerrière, ils avaient riposté, un coup lui avait éraflé le poignet. Saignant, elle reculait à présent, mais elle ne cessait pas de charger et tirer, en criant quelque chose à l’ennemi. Alors qu’elle se trouvait maintenant presque sous les murailles, des Espagnols l’apostrophèrent : « Puta de los franceses ! » À quoi elle répondit : « Oui da, je suis la putain des Français, mais je ne serai pas la vôtre ! »
Cette figure virginale, cette quintessence de beauté plantureuse et de furie martiale unie à ce soupçon d’impudeur dont l’insulte l’avait parée, attisèrent les sens de l’adolescent.
Ce jour-là, il avait parcouru les rues de Casal pour renouveler cette
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