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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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les avait disposés sur le château, supportant la lumière filtrée par les nuages. Ce faisant, il se rendit compte qu’il était encore très épuisé. Il était redescendu, il avait comblé de pâture les animaux (afin, peut-être, que quelqu’un d’autre ne fut pas tenté de le faire à sa place), et il avait renoncé une fois encore à descendre plus bas. Il était rentré, passant plusieurs heures allongé, tandis que la pluie ne semblait pas vouloir diminuer. Il y eut quelques coups de vent, et pour la première fois il se rendit compte qu’il était sur une maison flottante qui bougeait tel un berceau, tandis qu’un battement de panneaux rendait vie à la vaste masse de ce giron ligneux.
    Il apprécia cette dernière métaphore et se demanda comment le père Emanuele aurait lu le vaisseau en tant que source de Devises Enigmatiques. Puis il pensa à l’île et la définit comme inaccessible proximité. Ce beau trait lui représenta, pour la deuxième fois de la journée, la dissemblable ressemblance entre l’Île et la Dame, et il veilla jusqu’à la nuit tombée pour lui écrire ce que j’ai réussi à en tirer dans ce chapitre.
    La Daphne avait tangué durant toute la nuit, et son mouvement, avec l’ondoiement de la baie, s’était apaisé au petit jour. Roberto avait aperçu par la fenêtre les signes d’une aube froide mais limpide. Se rappelant cette Hyperbolle des Yeulx évoquée la veille encore, il se dit qu’il pourrait observer le rivage à l’aide de la lunette d’approche qu’il avait vue dans la chambre d’à côté : le bord même de la lentille et la scène limitée lui atténueraient les reflets du soleil.
    Il appuya ensuite l’instrument sur le bord d’une fenêtre de la galerie et il fixa hardiment les limites extrêmes de la baie. L’Île apparaissait claire, le sommet ébouriffé par une floche de laine. Ainsi qu’il l’avait appris à bord de l’Amaryllis , les îles de l’océan retiennent l’humidité des alizés et la condensent en flocons nébuleux, si bien que souvent les navigateurs reconnaissent la présence d’une terre avant d’en apercevoir les côtes, grâce aux bouffées de l’élément aérien que celle-ci tient comme à l’amarrage.
    Le docteur Byrd lui avait raconté les alizés qu’il nommait d’ailleurs Trade-Winds  : il y a sur ces mers les plus grands vents qui dictent leur loi aux ouragans et aux bonaces, mais avec eux les alizés badinent, qui sont les vents du caprice, à telle enseigne que les cartes en figurent le vagabondage sous la forme d’une danse de courbes et de courants, de délirantes caroles et gracieux égarements. Ils s’insinuent dans le cours des vents majeurs et le bouleversent, le coupent en travers, y entrelacent des courses. Ce sont lézards qui sillonnent des sentiers imprévus, se heurtent et s’esquivent tour à tour, comme si dans la Mer des Contraires ne valaient que les règles de l’art et pas celle de la nature. De chose artificielle ils ont figure, plus que les dispositions harmonieuses qui viennent du ciel ou de la terre, tels la neige ou les cristaux, et ils prennent la forme de ces volutes que les architectes imposaient à coupoles et chapiteaux.
    Que ce fut là une mer de l’artifice, Roberto le soupçonnait depuis longtemps, et cela lui expliquait pourquoi donc les cosmographes avaient toujours imaginé là-bas des êtres contre nature, qui marchaient les pieds en l’air.
    Certes ce ne pouvaient être les artistes, occupés à construire dans les cours d’Europe des grottes incrustées de lapis-lazuli aux fontaines mues par des pompes secrètes, qui avaient inspiré la nature pour inventer les terres de ces mers ; ni ce ne pouvait être la nature du Pôle Inconnu qui avait inspiré ces artistes. Le fait est, se disait Roberto, que aussi bien l’Art que la Nature aiment machiner, et les atomes mêmes ne font rien d’autre quand ils s’agrègent tantôt d’une manière tantôt d’une autre. Existe-t-il prodige plus artificieux que la tortue, œuvre d’un orfèvre d’il y a mille et mille ans, bouclier d’Achille patiemment niellé qui emprisonne un serpent pattu ?
    Chez nous, se disait-il, tout ce qui est vie végétale a la fragilité de la feuille avec ses nervures et de la fleur qui dure l’espace d’un matin, alors qu’ici le végétal semble cuir, matière épaisse et huileuse, écaille disposée à réagir aux rayons de soleils forcenés. Chaque feuille – dans ces terres où

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