L'Ile du jour d'avant
jour d’avant, il avait comparé à l’éloignement hors d’atteinte de la terre à l’Occident, il se remit à regarder l’Île dont la lunette d’approche ne lui dévoilait que des indices pâles et limités, mais comme il arrive aux images qu’on voit dans ces miroirs convexes qui, reflétant un seul côté d’une petite salle, suggèrent un cosmos sphérique infini et sidéré.
Comment lui apparaîtrait-elle, l’Île, si un jour il y abordait ? D’après la scène qu’il voyait de sa loge et les specimina dont il avait trouvé témoignage sur le vaisseau, peut-être était-elle cet Eden où coulent le lait et le miel dans les ruisseaux, au milieu d’un triomphe abondant de fruits et d’animaux paisibles ? Quoi d’autre cherchaient-ils dans ces îles du sud aux antipodes les courageux qui y naviguaient, défiant les tempêtes d’un océan illusoirement pacifique ? N’était-ce pas ce que le Cardinal voulait quand il l’avait envoyé en mission pour découvrir le secret de l’Amaryllis, la possibilité de porter les lys de France sur une Terra Incognita qui renouvelât enfin les offres d’une vallée touchée ni par le péché de Babel ni par le déluge universel ni par la première faute adamique ? Loyaux y devaient être les humains, sombres de peau mais le cœur candide, insoucieux des montagnes d’or et des baumes dont ils étaient les inconsidérés gardiens.
Mais s’il en allait ainsi, n’était-ce donc pas renouveler l’erreur du premier pécheur que de vouloir violer la virginité de l’Île ? Peut-être justement la Providence l’avait-elle voulu chaste témoin d’une beauté qu’il ne devrait jamais troubler. N’était-ce pas la manifestation de l’amour le plus accompli, tel que le professait sa Dame, aimer de loin en renonçant à l’orgueil de la domination ? L’amour qui aspire à la conquête est-ce l’amour ? Si l’Île et l’objet de son amour devaient lui apparaître comme une seule chose, il se devait envers l’Île à la même retenue qu’il avait prodiguée à son amour. La même frénétique jalousie qu’il avait éprouvée toutes les fois où il avait craint que l’œil d’un autre ne vînt menacer ce sanctuaire de la réticence ne devait pas être entendue comme prétention de son propre droit mais comme négation du droit de chacun, rôle que son amour lui imposait en tant que gardien de ce Graal. Et à la même chasteté il devait se sentir obligé au regard de l’Île : il aurait dû vouloir la toucher d’autant moins qu’il la voulait pleine de promesse. Loin de la Dame, loin de l’Île, de l’une et de l’autre il devrait seulement parler, les voulant immaculées afin qu’immaculées elles pussent se garder, touchées par la seule caresse des éléments. S’il y avait beauté quelque part, son but était de rester sans but.
Était-elle vraiment ainsi, l’Île qu’il voyait ? Qui l’encourageait à en déchiffrer ainsi le hiéroglyphe ? On savait que, dès les premiers voyages dans ces îles, situées sur les cartes en des lieux imprécis, les mutins y étaient abandonnés et elles devenaient des prisons aux barreaux d’air, où les condamnés mêmes étaient des geôliers d’eux-mêmes, occupés à se punir tour à tour. Ne pas y débarquer, ne pas en découvrir le secret, n’était pas un devoir mais le droit d’échapper à des horreurs sans fin.
Ou bien non, l’unique réalité de l’Île était qu’en son centre se dressait, tentateur avec ses couleurs tendres, l’Arbre de l’Oubli : en mangeant ses fruits Roberto aurait pu trouver la paix.
Perdre la mémoire. Il passa ainsi la journée, indolent en apparence, acharné dans l’effort de devenir tabula rasa . Et, comme il arrive à qui s’impose d’oublier, plus il s’appliquait, plus sa mémoire s’animait.
Il essayait de mettre en pratique toutes les recommandations dont il avait entendu parler. Il s’imaginait dans une chambre bourrée d’objets qui lui rappelaient quelque chose, le voile de sa Dame, les papiers où il avait rendu présente son image à travers les lamentos pour son absence, les meubles et les tapisseries du palais où il l’avait connue, et il se représentait à lui-même dans le geste de jeter toutes ces choses par la fenêtre, tant que la chambre (et avec elle son esprit) ne fût pas devenue vide et nue. Il accomplissait des efforts énormes pour traîner jusqu’au rebord vaisselle, armoires, chaises et trophées mais, à
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