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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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les habitants sauvages ne connaissent certes pas l’art des métaux et des argiles – pourrait devenir instrument, lame, coupe, spatule, et les feuilles des fleurs sont de laque. Tout ce qui est végétal est fort ici, alors qu’est très faible tout ce qui est animal, à en juger d’après les oiseaux que j’ai vus, filés en verre multicolore, quand chez nous est animale la force du cheval ou l’obtuse résistance du bœuf…
    Et les fruits ? Chez nous l’incarnat de la pomme, colorée de santé, en signale la saveur amie, quand c’est la lividité du champignon qui nous en manifeste les vénéfices. Ici, en revanche, je l’ai même vu hier, et durant le voyage de l’Amaryllis , l’on a facétieux jeu de contraires : le blanc mortuaire d’un fruit assure des vives douceurs, tandis que les fruits les plus sains peuvent sécréter des philtres létaux.
    Avec la lunette d’approche il explorait le rivage et apercevait, entre terre et mer, ces racines rampantes qui paraissaient sautiller vers le vaste horizon, et des touffes de fruits oblongs qui certes révélaient leur maturité mélassée en montrant leur immaturité de baies vertes. Et il reconnaissait sur d’autres palmiers des noix de coco jaunes comme des melons d’été, alors qu’il savait qu’elles célébreraient leur maturation en se faisant couleur de terre morte.
    Or donc pour vivre dans ce terrestre Au-delà – il aurait fallu qu’il se le rappelât, s’il avait voulu pactiser avec la nature – on devait procéder à l’inverse de son propre instinct, l’instinct étant probablement une invention des premiers géants qui cherchèrent de s’adapter à la nature de l’autre partie du globe et, croyant que la nature la plus naturelle était celle à laquelle eux s’adaptaient, ils la pensaient naturellement née pour s’adapter à eux. Ils crurent pour cela que le soleil était petit comme il leur apparaissait, et qu’immenses étaient certains brins d’herbe qu’ils regardaient l’œil baissé vers la terre.
    Vivre aux Antipodes signifie donc reconstruire l’instinct, savoir-faire de merveille nature et de nature merveille, découvrir combien est instable le monde qui, dans une première moitié, suit certaines lois et, dans l’autre, des lois opposées.
    Il entendait de nouveau le réveil des oiseaux, là-bas, et-à la différence du premier jour – il percevait quel effet d’art il y avait dans ces chants si on les rapportait aux gazouillis de ses terres : c’étaient des gargouillis, sifflements, glouglous, pétillements, langues claquées, glapissements, coups de mousquets atténués, échelles chromatiques entières de pics, et parfois on entendait comme un coassement de grenouilles tapies entre les feuilles des arbres, en une homérique chuchoterie.
    La lunette d’approche lui permettait de distinguer des fuseaux, balles plumeuses, frissons noirs ou d’indistincte teinte, qui se jetaient d’un arbre plus haut, visant la terre avec la démence d’un Icare qui voudrait hâter sa propre perte. Soudain il lui sembla même qu’un arbre, peut-être d’orangers de la Chine, tirait en l’air un de ses fruits, un écheveau de safran enflammé, qui sortit bien vite de l’œil rond de la lunette d’approche. Il se persuada que c’était l’effet d’un reflet et n’y pensa plus, ou du moins le crut-il. Nous verrons par la suite que, pour ce qui est des pensées obscures, Saint-Savin avait raison.
    Il songea que ces volatiles d’innaturelle nature étaient l’emblème de sociétés parisiennes qu’il avait quittées depuis de nombreux mois : dans cet univers dénué d’humains où, sinon les seuls êtres vivants, sûrement les seuls êtres parlants étaient les oiseaux, il se retrouvait comme dans ce salon : à sa première entrée, il n’avait saisi qu’un indistinct ramage en langue inconnue dont il devinait avec timidité la saveur, même si, pourrais-je dire, il devait à la fin avoir bien absorbé le savoir de cette saveur, sans quoi il n’aurait pas su en disserter comme il le faisait maintenant. Mais se souvenant que c’est là qu’il avait rencontré la Dame – et que s’il y avait donc un lieu suprême entre tous, c’était celui-là et non pas celui-ci – il en conclut que ce n’était pas là qu’on imitait les oiseaux de l’Île, mais ici, sur l’Île, que les animaux essayaient d’égaler cette très humaine Langue des Oiseaux.

    Pensant à la Dame et à son éloignement que, le

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