L'immature
L'ADIEU
Ma mère dort, couchée contre le mur. La lumière est allumée, Vautrin n’est pas encore rentré.
Il est minuit. J’ai mal.
Cela m’a pris sur la route. Non pas de la fatigue, autre chose... Comme une angoisse, un tiraillement en profondeur.
Même quand j’ai refermé la porte derrière moi, maman n’a pas bougé. Le drap rabattu sur son visage, elle dort d’un sommeil lourd.
Chez nous, c’est le « tout en un » des maisons d’autrefois : cuisine, salle à manger, salle de bains.
Ni radio, ni télévision. Une pièce, unique et bien remplie, avec un grand lit à baldaquin poussiéreux : le lit de ma mère qui est aussi celui de Vautrin.
Mais Vautrin découche, du fait que ma mère n’est pas comme une autre. Elle lui fait seulement à manger.
Ma chambre est en haut, contiguë au grenier. Pour aller me coucher, il faut d’abord que je passe par l’écurie et que j’enjambe une partie du tas de bois et la carcasse du « clou Vautrin ».
Là, dans une sorte de cagibi noir, je dois encore chercher à tâtons la montée d’escalier.
J’ai posé mon livre de Rimbaud sur le buffet : pauvre buffet, lui aussi, et qui sent la pisse de matous dès qu’on se baisse un peu.
Car maman a six chats.
Deux d’entre eux dorment sur elle.
L’autre matin, avant de partir au bahut, figurez-vous que j’ai déjeuné, sans le savoir, avec le cadavre, à-demi décomposé, d’un gros rat sur la table. J’ai crié, j’ai rouspété. Maman a encore pleuré. Mais j’aurais dû me taire : elle n’y était pour rien.
Une braise saute par la grille de la cuisinière, trouant le tapis de sol à plusieurs endroits.
Le feu ronronne ; sa flamme danse sur le bois du lit.
Dans la bouilloire, l’eau bout.
“ Bout et rabout ”, comme dirait ma mère. C’est qu’il ne doit plus y avoir d’eau dedans. Tant pis, je n’en remettrai pas. Si Vautrin veut du café tout à l’heure, il n’aura qu’à s’en faire ; moi je serai loin.
Loin et heureux.
Oh ! Ne croyez pas qu’on soit mal chez nous. Vivre ici, malgré les pisses de chats, c’est presque un rêve ; mais un rêve duquel, hélas ! il faut sortir.
Sortir et avoir mal. Et peur.
Tout me fait peur ! La vie... devant moi, demain... toujours...
Comme je souffre !
Je souffre pour moi, bien sûr.
Mais aussi pour maman qui a une drôle de tête, pour mon vrai papa qui est dans la terre, et pour Freddy qui se bat en Algérie.
C’est fou, la guerre, surtout quand on ne se veut aucun mal.
Je le dis souvent : si j’avais été à la place de Freddy, je me serais laissé massacrer sur place, mais je n’aurais jamais accepté de partir.
Est-ce qu’on m’a cherché ce soir ?
Le surveillant général a-t-il lancé, comme il sait si bien le faire, les flics à mes trousses ?
De toute façon, je m’en moque éperdument. S’ils arrivent, il sera trop tard.
Je sors. La nuit est absolue. Aucun bruit, sinon celui du grand bourdonnement de mes idées. Noires toutes.
Je cours. Je m’arrête. Je respire.
Vais-je vraiment mourir ?
Et qu’est-ce donc que la mort ? N’y aura-t-il plus rien après ?
Et voici que j’ai encore peur de ce «plus rien ».
Quand donc n’aurai-je plus peur ?
Je reprends ma course à travers champs et je pense. Dans le dérèglement de mes sens, je pense à la sélection naturelle qui s’opère dans le monde animal, et que je préfère cent fois à la sélection artificielle, arbitraire de l’homme.
De l’homme ravageur.
De l’homme qui tue... Même l’Amour, le Vrai.
De l’homme qui joue, comme un gosse, à se fabriquer des hochets. Peu importe la couleur du joujou : rouge, blanc, bleu...
teinté ou non d’éternité.
De l’homme qui s’oublie. Vit à la carte. Chacun sa vie : toi c’est le travail, toi c’est l’amour, toi c’est la bouffe...
Moi j’en ai marre !
Marre de voir qu’on s’ignore les uns les autres...
Parce que cela existe un homme, un homme libre. Vraiment libre. Qui ne soit pas une chose, un objet. Une consommation.
Un consommateur de consommations.
J’en ai marre parce que nos grands pères se sont battus pour rien en quatorze et que, nous autres, nous finirons aussi pour rien sur d’autres champs de bataille.
Comme mon père ; le vrai.
Et, pour une fois, je suis tout à fait d’accord avec toi, Bernanos le catholique, quand, nous traitant d’imbéciles, tu nous dis que nous « revalorisons le franc avec notre sang ».
Mais il faudrait s’arrêter un peu pour le comprendre. Oser
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