L’impératrice lève le masque
qu’elle se coucherait de bonne heure – c’est la formule qu’elle emploie quand elle souhaite ne plus être dérangée après le dîner. Sans doute la femme de chambre n’est-elle par conséquent plus dans sa cage à poule de l’autre côté du couloir, mais en bas, en cuisine, où l’impératrice peut néanmoins la joindre à tout moment par un simple coup de sonnette.
Élisabeth bloque la dernière boule de ouate entre sa peau et sa gencive, dit une nouvelle fois : « Concert de sifflements » – ce qui n’est pas sans évoquer maintenant « congère de giclement », mais reste quand même tout à fait compréhensible – et regarde dans la glace. Elle aperçoit une femme qui a bien dix ans de plus qu’elle. La ouate fait ressortir le bas de ses joues ; en même temps, elle pousse sa mâchoire inférieure vers l’avant, ce qui lui donne un air de petit rottweiler.
Sur la place Saint-Marc, pense-t-elle, elle pourrait très bien passer pour une robuste femme d’officier, pour la jeune dame de compagnie d’une veuve de général, pour une accompagnatrice tout à fait capable de porter une valise sans se briser un fleuron de couronne. En tout cas, le camouflage est parfait. D’une part parce qu’on ne voit pas que c’est un travestissement – il y a assez de femmes avec le menton en galoche – et d’autre part parce que les boules de ouate modifient aussi le registre de sa voix. Elle parle désormais un ton au-dessous de la normale, avec un léger grognement qu’elle rêve d’essayer sur-le-champ.
— Che fais dechentre chur la plache, dit-elle à haute voix en exagérant un peu son défaut de prononciation.
Mais alors, elle est prise d’un fou rire et constate qu’elle ne peut pas sortir car les boules de ouate ont glissé dans sa bouche. Il lui faut un bon moment pour les remettre avec le bout de la langue et l’index.
Un peu plus tard, Sissi se trouve sous les arcades des Nouvelles Procuraties et relève le col de son manteau marron. Le vent est quasi retombé. Des pigeons volettent sur la place, étonnamment vide par ailleurs. Deux prêtres sortant de la basilique passent près d’un groupe d’officiers qui discutent au centre. Quelques enfants jouent devant les portes de Saint-Marc. L’air est frais, presque doux. Ça sent le sel et le varech gelé – la même odeur que celle qui entre dans sa chambre le matin quand Mlle Wastl ouvre la fenêtre. Sauf qu’ici, elle est beaucoup plus forte, ce qu’Élisabeth s’explique (même si c’est complètement illogique) par le fait que pour la première fois depuis son arrivée au mois d’octobre, elle est sortie sans escorte – sans les Königsegg et sans les officiers chargés de sa sécurité.
Elle pose avec délice un pied devant l’autre. Pendant un moment, telle une enfant, elle suit même les motifs du pavement : trois pas à gauche, deux à droite. Elle remarque à peine le sol sous ses semelles. Elle a l’impression de planer à quelques centimètres tant elle se sent libre et légère. Elle va marcher un peu, peut-être acheter des marrons chauds (elle a emporté de l’argent local) et ensuite pousser jusqu’au Danieli ou jusqu’au môle.
Son manteau de laine lui arrive aux chevilles, cache la tige de ses bottines à boutons et, comme il est assez serré, souligne avantageusement sa fine silhouette, ce qui n’est pas pour déplaire aux hommes. À cet égard, il tient donc une place importante dans son projet, car Sissi n’a pas l’intention de se contenter d’une représentation muette, mais entend bien lier conversation, ce qui ne devrait pas poser de problème.
En effet, sur la place Saint-Marc, les hommes parlent aux dames. C’est comme ça que cela se passe ici. Du moins d’après ce que raconte Mme Königsegg, son contact avec le monde extérieur. L’intendante en chef s’y connaît en matière d’us et coutumes vénitiens. Elle ose même entrer toute seule dans des magasins italiens et sait des milliers de choses que Sissi ignore, par exemple que sur la place Saint-Marc, les hommes abordent les dames – comme ça, tout simplement, sans même les connaître.
Il s’agit surtout d’officiers de l’armée impériale (dont les uniformes élégants, songe Élisabeth, ont sans doute été conçus à cette fin). Ils engagent la conversation avec des Anglaises, des Allemandes, des Françaises, mais aussi des Italiennes. La comtesse prétend qu’il est tout à fait normal ici de lier connaissance avec
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