L’impératrice lève le masque
moment de rebrousser chemin est venu.
Or c’est exactement ce qu’elle ne fait pas. Au lieu de se retourner (elle est à nouveau entre les deux colonnes) et de retraverser la Piazzetta pour rentrer à la Fabbrica Nuova, elle prend à droite. Elle passe devant le café Oriental , à côté d’officiers qui ne lui accordent toujours pas un regard, et ne s’arrête qu’après avoir traversé le ponte della Zecca. Là, l’éclairage public cesse, et sans la lune, le petit bout de promenade au bord de l’eau et l’arrière du palais royal seraient plongés dans une obscurité totale.
Maintenant seule sur la rive, Sissi lève les yeux vers les appartements qu’elle occupe depuis le mois d’octobre. Aux deux étages inférieurs, de la lumière brille à quelques fenêtres, mais là où elle vit avec son intendante et le mari de celle-ci, tout est sombre, à l’exception d’une faible lueur provenant, si elle calcule bien, du salon des Königsegg. Cela voudrait dire qu’elle a laissé brûler la lampe à pétrole sur le bureau du comte où elle a rédigé et signé le laissez-passer – une inadvertance impardonnable. À moins qu’il ne s’agisse quand même d’une lumière dans sa chambre ? Se serait-elle trompée dans le décompte des fenêtres ?
Elle se remet en marche, mais cette fois, elle s’avance dans l’obscurité du petit parc et sent soudain de la neige sous ses pieds. Elle s’arrête devant un banc couvert d’un gros coussin blanc. Alors, elle recompte les fenêtres en s’aidant de son index. Le bras et le doigt tendus, elle commence par le côté droit, à l’intersection du palais et de la bibliothèque. Deux fenêtres pour sa chambre à coucher, une pour son cabinet de toilette, puis un espace, ensuite quatre fenêtres correspondant au premier de ses salons, à nouveau un espace, puis deux fenêtres pour son second salon, les fenêtres de la salle à manger, enfin les fenêtres…
— Signora ?
La voix, qui n’a rien d’italien, est forte et agressive. Sissi se retourne aussitôt.
1 - De l’italien « chevalier servant » ( N.d.T. )
24
Un coup d’aviron fit glisser l’embarcation sur les derniers mètres, puis le gondolier fit pivoter la godille dans la forcola 1 et la proue vint buter contre les marches en pierre du ponton de La Fenice. Tron descendit de bateau. Il restait une bonne demi-heure avant le début de la représentation.
Il confia son manteau au vestiaire, reçut en échange un de ces tickets numérotés de couleur rose qu’il connaissait depuis son enfance et s’engagea dans le foyer. Puis il se rendit sans hâte dans la salle, prit place sur un strapontin réservé au médecin de service et regarda les Vénitiens, les étrangers élégants et les officiers autrichiens s’installer dans le parterre ou dans leurs loges. De nombreux militaires portaient l’uniforme de gala comme s’ils attendaient la famille royale. Mais l’empereur était à Vienne et Tron n’avait pas entendu dire que son épouse avait l’intention de se rendre au spectacle.
Le commissaire n’avait vu qu’une seule fois la loge des souverains occupée. C’était encore à l’époque de Ferdinand, à l’occasion de la réouverture solennelle de La Fenice, reconstruite en un temps record un an après le grand incendie. Un homme sec et pâle était apparu dans l’avant-scène et avait remercié les officiers de leur tonnerre d’applaudissements par un sourire las et presque gêné. À ce moment-là, en 1837, personne n’aurait cru que douze ans plus tard, les Vénitiens s’insurgeraient, et encore moins que douze autres années après, on serait à la veille de l’unification italienne. Tron pensait alors que les Autrichiens resteraient à jamais en Italie du Nord. Désormais, comme tous les habitants de la ville (et sans doute aussi les occupants eux-mêmes), il partait du principe que les jours de la domination des Habsbourg sur la Sérénissime étaient comptés.
Le médecin du théâtre, le docteur Pastore, arriva peu avant huit heures. Après l’avoir salué, Tron monta avec lenteur les marches qui menaient à la loge de la princesse tout en repensant aux conséquences de sa discussion avec Spaur. Son supérieur lui avait fait comprendre sans la moindre ambiguïté que l’affaire était close. D’un autre côté, le commissaire ne doutait pas que Ballani ait dit la vérité, et la pensée qu’un assassin ainsi que son commanditaire restent impunis le
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