L’impératrice lève le masque
scandalisait.
Cependant, que faire ? Passer par-dessus son chef et s’adresser au commandant de place ? Voire au quartier général à Vérone ? Tron joua avec cette pensée pendant un très court instant, mais la rejeta aussitôt après. Spaur avait raison : il n’y avait pas la moindre preuve et personne ne prêterait foi au dire d’un violoncelliste au chômage se faisant entretenir par des hommes (il soupçonnait que le conseiller aulique n’était pas la seule relation de Ballani).
Et la princesse ? Croirait-elle cette version ? Sans doute, se dit Tron. Elle excluait l’hypothèse que Pellico fût l’assassin. Il fallait donc que quelqu’un d’autre ait commis le crime, et l’histoire de Ballani présentait au moins l’avantage d’expliquer la hâte de Pergen. Mais cela dit, d’où provenait l’étrange intérêt qu’elle éprouvait elle-même pour cette affaire ? Qu’est-ce qui l’avait poussée à l’envoyer voir Palffy ? Pour quelle raison l’avait-elle reçu dans son hôtel particulier et invité dans sa loge ? Était-ce seulement le désir de voir réhabiliter quelqu’un qui comptait de toute évidence plus pour elle qu’elle ne voulait bien l’avouer ? Non, car elle ne savait pas que Pellico était impliqué dans le double meurtre lors de leur première rencontre sur le paquebot. Ses incitations à poursuivre l’enquête devaient donc avoir une autre cause. Mais laquelle ?
Dans l’intervalle, le commissaire avait atteint le deuxième étage et traversait le couloir qui menait à la loge de la princesse. Il jeta un coup d’œil dans un des grands miroirs dont les murs étaient couverts et constata que la queue-de-pie de son père lui allait mieux qu’il n’avait cru. La veste tirait quelque peu aux épaules et la largeur du revers n’était plus au goût du jour, mais pour le reste, elle était impeccable. Tron appuya sur la poignée, inspira profondément et entra.
À ce moment-là, la princesse se retourna, et pendant un instant, il crut s’être trompé de loge. Au premier abord, la femme qu’il aperçut dans le demi-jour de la lampe à gaz n’avait pas grand-chose à voir avec celle qu’il connaissait – une personne d’apparence plutôt discrète. Sans doute, comprit-il alors, préférait-elle éviter de jeter le trouble dans l’esprit de tous les hommes qu’elle rencontrait. Pourtant, on ne pouvait même pas dire que, pour sa venue à l’Opéra, la princesse ait fait étalage de luxe. Elle portait une crinoline simple en soie mauve, et des gants lui couvraient l’avant-bras. La principale différence tenait à sa coiffure. Ses cheveux relevés laissaient voir une nuque splendide et soulignaient son profil à la Botticelli.
Tout à fait consciente de l’effet qu’elle produisait, la princesse regardait son invité en souriant. Elle dit – sur un ton qui paraissait sincère :
— La queue-de-pie vous va à ravir, commissaire.
Tron expira la bouffée d’air qu’il avait retenue sans le vouloir, la regarda et leva les bras dans un geste de désespoir comique.
— Et vous, vous êtes…
Il ne termina pas sa phrase car aucune comparaison ne lui paraissait adaptée. Il finit par avouer en secouant la tête :
— Je ne trouve pas de mots, princesse.
Elle rit.
— Je vous en prie, commissaire, ce n’est pas un rendez-vous galant !
Son rire était chaleureux et démentait ses propos. Elle tendit le bras, et malgré son trouble, il comprit qu’elle attendait un baisemain. Elle voulait qu’il lui prenne les doigts, ce qu’il fit, et elle l’attira alors sur le siège à côté d’elle.
— Qu’a dit Spaur ? demanda-t-elle sans transition alors que résonnaient les premières mesures de l’ouverture.
Elle s’était penchée vers lui et son visage, qui avait maintenant repris une expression grave, était si près du sien que Tron aurait pu compter chacun de ses cils. Le commissaire commença par évoquer la découverte des photos chez Sivry, continua par les visites qu’il avait rendues à Tommaseo et Ballani, puis conclut par l’entretien qu’il avait eu avec son supérieur le matin même.
La princesse l’écoutait en silence. Quand il eut fini, elle haussa les épaules d’un air résigné et demanda :
— Donc, Spaur ne vous a pas cru ?
Cela ne semblait guère la surprendre.
— Il doute de la véracité des propos de Ballani.
— Ce monsieur n’a en effet aucune preuve, concéda la princesse. Et Spaur a besoin de quelque chose de solide
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