L'ombre du vent
ne les reconnaîtrait.
Jacinta, se souvenant des vicissitudes du monde qui s'étendait au-delà des
grilles de la villa Aldaya, s'affolait et la dissuadait. Penélope était un
esprit docile, et la peur qu'elle lisait sur le visage de Jacinta suffisait à la calmer. Pour Julián,
c'était une autre affaire.
Au cours de ce dernier
printemps à San Gabriel, Julián découvrit avec
inquiétude que M. Ricardo Aldaya et sa mère se retrouvaient
régulièrement en cachette. Au début, il craignit que l'industriel n 'eût décidé que Sophie était une conquête
appétissante à ajouter à sa collection, mais il comprit
bientôt que ces rencontres , qui avaient
toujours lieu dans des cafés du centre et se déroulaient dans le respect le
plus strict des bonnes manières, se limitaient à des conversations. Sophie
gardait le silence sur ces rendez-vous. Quand Julián finit par se décider à
aborder M. Ricardo pour lui demander ce qui se passait entre lui et sa mère,
l'industriel rit.
– Rien ne
t'échappe, hein, Julián ? D'ailleurs j'avais l'intention de t'en parler.
Ta mère et moi, nous discutons de ton avenir. Elle est venue me trouver il y a
quelques semaines : elle s'inquiétait du projet de ton père de t'envoyer
l'an prochain à l'armée. Ta mère, c'est tout naturel, désire pour toi ce qu'il
y a de mieux, et elle s'en adressée à moi afin de voir si, à nous deux, nous
pouvions faire quelque chose. Ne te bile pas, parole de Ricardo Aldaya :
tu ne serviras pas de chair à canon. Ta mère et moi, nous avons de grands
projets. Fais-nous confiance.
Julián
voulait bien faire confiance, mais M. Ricardo ne lui en inspirait guère. Il
consulta Miquel Moliner, qui fut d'accord avec lui.
– Si ce que
tu veux, c'est t'enfuir avec Penélope, que Dieu te protège, tu as besoin
d'argent.
C'était bien ce dont Julián était
le plus dépourvu.
– Cela peut s'arranger, lui
expliqua Miquel : les amis riches sont là pour ça.
C'est ainsi
que Miquel et Julián commencèrent à projeter la fuite des amants. La
destination, sur la suggestion de Moliner, serait Paris. Quitte à devenir un
artiste bohème crevant de faim, que cela se passe au moins avec la Ville
lumière pour décor. Penélope parlait un peu français et, pour Julián, grâce à
sa mère, c'était une seconde langue.
– Et puis
Paris est assez grand pour y disparaître, mais assez petit pour y tenter sa
chance, estimait Miquel.
Son ami
réunit une petite fortune, en ajoutant à ses économies personnelles tout ce
qu'il put tirer de son père sous les prétextes les plus fallacieux. Seul Miquel
saurait où ils allaient.
– Et j'ai
bien l'intention de devenir muet dès que mis serez montés dans le train.
Le soir
même, après avoir fixé les derniers détails mec Moliner, Julián se rendit
avenue du Tibidabo pour expliquer le plan à Penélope.
– Tu ne
dois raconter à personne ce que je vais te dire, commença-t-il. A personne. Pas
même à Jacinta.
La
jeune fille l’écouta, interdite et fascinée. Le plan de Moliner était
impeccable. Miquel achèterait les billets sous un faux nom en engageant un inconnu
pour que celui-ci les prenne au guichet de la gare. Si, d'aventure, la police
le repérait, tout ce qu'elle pourrait donner, c'était la description d'un
individu qui ne ressemblait pas à Julián. Julián et Penélope se retrouveraient
dans le train. Ils ne s'attendraient pas sur le quai, pour ne pas risquer
d'être vus. La fugue aurait lieu un dimanche, à midi. Julián se rendrait seul à
la gare de France. Là, Miquel l'attendrait avec les billets et l'argent.
La
partie la plus délicate concernait Penélope. Elle devait tromper Jacinta et lui
demander d'inventer un prétexte pour venir la chercher pendant la messe de onze
heures et la ramener à la maison. En chemin, Penélope lui demanderait de la
laisser aller au rendez-vous avec Julián, en lui promettant d'être rentrée
avant le retour de la famille. Tous deux savaient que si elle disait la vérité,
Jacinta ne les laisserait pas partir. Elle les aimait trop.
– Ton plan est parfait, Miquel,
avait dit Julián, après avoir écouté la stratégie imaginée par son ami.
Miquel avait acquiescé
tristement.
– A un détail près. La peine
que vous allez causer à de nombreuses personnes en
partant pour ne plus revenir.
Julián avait hoché la tête, en
pensant à sa mère et à Jacinta. Il ne lui vint pas à l’idée que Miquel Moliner
parlait de lui-même.
Le plus ardu fut
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