L'ombre du vent
matinée.
« Il
n'a pas le courage de me l'annoncer en face », pensa Julián. Cette
nuit-là, les yeux brouillés par les larmes, il fit ses adieux aux années qu'il
avait passées dans cette chambre obscure et froide, perdu dans des rêves dont
il savait désormais qu'il ne les réaliserait jamais. Le dimanche à l'aube, muni
seulement d’un sac
contenant un peu de linge et quelques livres, il baisa le front de Sophie qui
dormait recroquevillée sous des couvertures dans la salle à manger, et partit.
Les
rues étaient nimbées d'une brume bleutée, et des éclats cuivrés luisaient sur
les terrasses de vieille ville. Il chemina lentement en disant adieu à chaque porche,
chaque coin de trottoir, et en se demandant si le temps qui guérit tout saurait
faire son œuvre et s’il serait capable un jour de n'avoir que des bons souvenirs,
d'oublier la solitude qui tant de fois l'avait suivi dans ces rues.
La gare
de France était déserte, les quais incurvés tels des sabres étincelaient dans
le petit jour et se perdaient dans la brume. Julián s'assit sur un banc sous la
verrière et sortit son livre. Il laissa s'écouler deux heures, immergé dans la
magie des mots, en se sentait devenir un autre, comme s'il changeait de peau et
de nom. Entraîné par les rêves de personnages d'ombre, il
avait l'impression qu'il ne lui restait plus d'autre sanctuaire, d'autre
refuge, que celui-là. Il savait déjà que Penélope ne serait pas au rendez-vous.
Quand, plus tard dans la matinée, Miquel Moliner apparut dans la gare et lui
remit son billet et tout l'argent qu’il avait pu réunir, les deux amis s'étreignirent
en silence. Julián n'avait jamais vu Miquel Moliner pleurer. L'horloge les
traquait, égrenant la fuite des minutes.
– Il
reste encore du temps, murmurait Miquel, le regard fixé sur l'entrée de la
gare.
A une
heure cinq, le chef de gare appela une dernière fois les voyageurs pour Paris.
Le train glissait déjà le long du quai, quand Julián se retourna pour faire ses
adieux à son ami. Sur le quai, Miquel Moliner le regardait, les mains enfoncées
dans les poches.
– Écris,
dit-il.
– Je
t'écrirai dès mon arrivée.
– Non.
Pas à moi. Ecris des livres. Pas des lettres. Écris-les pour moi. Pour
Penélope.
Julián
fit signe que oui et, à cet instant seulement, se rendit compte de ce qu'allait
représenter pour lui l'absence de son ami.
– Et
garde tes rêves, cria Miquel. Tu ne peux jamais savoir à quel moment tu en
auras besoin.
–Toujours,
murmura Julián, mais le rugissement du train avait couvert ses paroles.
– Penélope m'a raconté ce qui s'était passé le soir
même où Madame les avait surpris dans ma chambre. Le lendemain, Madame m'a fait
appeler et m'a demandé ce que je savais de Julián. Je lui ai répondu que je ne
savais rien, juste que c'était un brave garçon, ami de Jorge... Elle m'a donné
l'ordre de consigner Penélope dans sa chambre jusqu'à ce qu'elle lui donne la
permission d'en sortir. M. Ricardo était en voyage à Madrid et n'est rentré que
le vendredi. Dès son retour, Madame lui a tout raconté. J'étais là. M. Ricardo
a bondi de son fauteuil et donné à Madame une gifle qui l'a projetée par terre.
Puis, en criant comme un fou, il lui a dit de répéter ce qu'elle venait de
dire. Madame était terrorisée. Nous n'avions jamais vu Monsieur dans cet état.
Jamais. C’était comme s'il était possédé de tous les démons. Rouge de fureur,
il est monté dans la chambre de Penélope et l'a sortie du lit en la tirant par
les cheveux. J’ai voulu m'interposer, et il m'a écartée à coups de pied. La
nuit même, il a fait venir le médecin de la famille pour qu'il examine
Penélope. Son examen terminé, le docteur a discuté avec Monsieur. Ils ont
enfermé Penélope à clef dans sa chambre, et Madame m'a dit de rassembler mes
affaires.
« Ils ne m'ont pas
permis de revoir Penélope, pas même de lui dire adieu. M. Ricardo m'a menacé de
me dénoncer à la police si je parlais à quelqu'un de ce qui s'était passé. Ils
m'ont chassée à coups de pied la nuit même, sans que je sache où aller, après
dix-huit ans de bons et loyaux services. Deux jours plus tard dans une
pension de la rue Muntaner, j'ai reçu la visite de Miquel Moliner qui m'a
expliqué que Julián était parti pour Paris. Il voulait que je lui raconte ce
qui était arrivé : pourquoi Penélope n'était-elle pas venue au rendez-vous de
la gare ? Pendant des semaines je
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