L'ombre du vent
qu'elle s'en fiche.
– Alors
tu crois qu'elle ne parlera pas ?
– Elle
va peut-être attendre un jour ou deux. Mais je ne crois pas non plus qu 'elle
soit capable de garder un secret de cette taille à l'insu
de son mari. Où en sommes - nous de notre plan ?
Il tient toujours ?
– Plus
que jamais.
– Je suis
heureux de te l'entendre dire. Parce que maintenant, je
crois qu'il n'y a plus de recul possible.
La semaine s 'écoula dans une lente agonie. Julián allait tous les
jours au collège San Gabriel, l'incertitude lui collant
aux talons. Il passait son temps à faire semblant d ' être là, tout
juste capable d'échanger des regards avec
Miquel Moliner, qui commençait à être aussi inquiet
que lui, voire davantage. Jorge Aldaya ne soufflait
mot. Il se montrait
aussi aimable qu'à l'ordinaire . Jacinta
avait réapparu pour venir chercher Jorge. Le chauffeur de M. Ricardo se
présentait toutes les après-midi.
Julián se sentait mourir, finissant par souhaiter que ce
qui devait arriver arrive, pourvu que l'attente se
termine. Le jeudi après-midi, à la fin des cours, Julián
commença de penser que le sort était en sa faveur.
Mme Aldaya n'avait rien dit, peut-être par honte, peut-être
par bêtise, ou pour l'une ou l'autre des raisons imaginées par Miquel. Mais
peu importait. Tout ce qui comptait, c'était qu'elle
garde le secret jusqu 'au dimanche. Cette nuit-là, pour
la première fois depuis plusieurs jours, il parvint à trouver le som meil .
Le
vendredi matin, quand il se présenta au collège, le père Romanones l'attendait
devant la grille.
–
Julián, j'ai à te parler.
– A
votre disposition, mon père.
– J'ai
toujours su que ce jour viendrait et, je dois t'avouer, je me réjouis d'avoir
été choisi pour t'annoncer la nouvelle.
–
Quelle nouvelle, mon père ?
Julián
Carax ne faisait plus partie des élèves collège San Gabriel II était interdit
de séjour dans son enceinte, salles de classe ou jardins. Ses affaires, livres
de classe et objets personnels, étaient confisquées et devenaient propriété de
l'institution.
– Le
terme technique est : expulsion immédiate, résuma le père Romanones.
–
Puis-je vous en demander la raison ?
– J'en
aurais une douzaine à te donner, mais je suis sûr que tu sauras choisir
toi-même la plus appropriée. Bien le bonjour, Carax. Bonne chance dans la vie.
Tu vas en avoir besoin.
A une
trentaine de mètres de là, dans la cour des fontaines, un groupe d'élèves
l'observait. Certains ricanaient, en faisant un geste d'adieu de la main.
D'autre le regardaient avec étonnement et pitié. Un seul souriait
tristement : son ami Miquel Moliner, qui se bornait hocher la tête et à
murmurer des paroles inaudibles dans lesquelles Julián crut discerner :
« A dimanche. » En revenant à l'appartement
du boulevard San Antonio, Julián vit que la Mercedes de M. Ricardo Aldaya
stationnait devant la porte de la chapellerie. Il s'arrêta au coin de la rue et
attendit. Peu après, M. Ricardo sortit du magasin de son père et monta dans la
voiture. Julián se dissimula sous un porche jusqu'à ce qu'elle eût disparu en
direction de la place de l'Université. Alors seulement, il se précipita dans
l'escalier de son immeuble. Sa mère Sophie l'attendait en haut, ruisselante de
larmes.
–
Qu'as-tu fait, Julián ? murmura-t-elle, sans colère.
– Pardonnez-moi,
mère...
Sophie
étreignit son fils avec force. Elle avait maigri et vieilli, comme si le monde
entier lui avait dérobé sa vie et sa jeunesse.
«Et moi
plus que tous les autres», pensa Julián.
– Écoute-moi bien, Julián. Ton père
et M. Ricardo Aldaya ont tout arrangé pour t'envoyer à l'armée dans les jours
qui viennent. Aldaya a des relations... Il faut que tu partes, Julián. Il faut
que tu partes là où ni l'un ni l'autre ne pourront te trouver...
Julián
crut voir dans les yeux de sa mère une ombre qui la consumait de l'intérieur.
– Il y
a autre chose, mère ? Autre chose que vous ne m'avez pas dit ?
Sophie
le contempla, les lèvres tremblantes.
– Tu dois partir. Nous devons partir
tous les deux d'ici pour toujours.
Julián
la serra étroitement dans ses bras et lui chuchota à l'oreille :
– Ne
vous inquiétez pas pour moi, mère. Ne vous inquiétez pas.
Julián
passa le samedi enfermé dans sa chambre, entre ses livres et ses cahiers de
dessin. Le chapelier était descendu dans sa boutique dès potron-minet et ne
revint qu'à la fin de la
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