L'ombre du vent
eut cessé, je lui demandai qui était P.
—Penélope,
répondit-il.
Je le priai de me
parler d'elle, de ces quatorze années d'exil à Paris. A mi-voix, dans la
pénombre, Julián me raconta que Penélope était la seule femme qu'il ait jamais
aimée.
Une nuit de l'hiver
1921, Irène Marceau avait trouvé Julián Carax errant dans les rues, incapable
de se rappeler son nom et vomissant du sang. Il n'avait sur lui que quelques
pièces de menue monnaie et des pages pliées, écrites à la main. Après les avoir
lues, elle avait cru qu'elle était tombée sur un auteur célèbre, ivre mort, et
qu'un éditeur généreux la récompenserait peut-être, quand il aurait repris
conscience. Telle était du moins sa version, mais Julián savait qu'elle lui
avait sauvé la vie par pitié. Il avait passé six mois dans une chambre du
dernier étage du bordel d'Irène, en reprenant des forces. Les médecins avaient
prévenu la matrone que si cet individu retombait malade, ils ne répondraient de
lui. Il s'était détruit l'estomac le foie, et il devrait vivre le reste de ses
jours sans pouvoir se nourrir d'autre chose que de lait, de fromage blanc et de
pain de mie. Quand Julián avait recouvré la parole, Irène lui avait demandé qui
il était.
– Personne, avait
répondu Julián.
– Eh bien, personne ne
vit à mes crochets. Qu'est-ce que tu sais faire ?
Julián avait dit qu'il
savait jouer du piano.
– Montre-moi ça.
Julián s'était mis au
piano du salon et, devant une assistance intriguée de quinze très jeunes
demoiselles en petite tenue, il avait interprété un nocturne de Chopin. Elles
avaient toutes applaudi, sauf Irène qui avait affirmé qu'il s'agissait d'une
musique de morts et qu'elles étaient au service des vivants. Julián lui avait
joué un ragtime et des airs d'Offenbach.
—Voilà qui est mieux.
Son nouveau travail
lui assurait un salaire, un toit et deux repas par jour.
Il avait survécu à
Paris grâce à la charité d'Irène Marceau, seule personne qui l'encourageât à
écrire. Elle aimait les romans sentimentaux et les biographies de saints et
martyrs qui l’intriguaient énormément. D'après elle, le problème de Julián
était qu’il avait le cœur empoisonné, raison pour laquelle il ne pouvait écrire
que ces histoires d'épouvante et de ténèbres. Pourtant, elle lui avait trouvé
un éditeur pour ses premiers romans et lui avait procuré cette mansarde où il
se cachait du monde. Elle l'habillait et l'emmenait prendre l'air et le soleil,
elle lui achetait des livres et lui demandait de l'accompagner à la messe tous
les dimanches avant une promenade au Tuileries. Irè ne Marceau le maintenait
en vie sans rien exiger d'autre que son amitié et la promesse de continuer à
écrire. Avec le temps, elle lui avait permis de faire venir une de ses filles
dans la mansarde, même si ce n'était que pour dormir l'un contre l'autre. Irène
riait en disant qu'elles se sentaient presque aussi seules que lui et avaient
surtout besoin d'un peu de tendresse.
—Mon voisin, M.
Darcieu, me tient pour l'homme le plus heureux du monde.
Je lui demandai
pourquoi il n'était jamais retourné à Barcelone retrouver Penélope. Il
s'enferma dans un long silence et, quand je cherchai son visage dans
l'obscurité, je le découvris baigné de larmes. Sans bien savoir ce que je
faisais, je m'agenouillai près de lui et le serrai dans mes bras. Nous restâmes
ainsi, enlacés sur cette chaise, jusqu'à ce que l'aube nous surprenne. Je ne
sais lequel donna le premier baiser, ni si cela a de l'importance. Je sais que
nos lèvres se joignirent et que je me laissai caresser sans me rendre compte
que je pleurais aussi, ni sans savoir pourquoi. Ce matin-là, et tous ceux qui
suivirent pendant les deux semaines que je passai avec Julián, nous nous
aimâmes à même le sol, en silence. Puis, assis dans un café ou nous promenant
dans les rues, je le regardais dans les yeux sans jamais avoir besoin de lui
demander s'il continuait d'aimer Penélope. Je me souviens que, ces jours-là,
j'appris à haïr cette fille de dix-sept ans (parce que, pour moi, Penélope a
toujours eu dix-sept ans) que je n'avais jamais rencontrée et dont je
commençais à rêver. J'inventai mille et une excuses pour télégraphier à
Cabestany et prolonger mon séjour. Je ne m'inquiétais plus de perdre mon emploi
et l'existence que j'avais laissée à Barcelone. Je me suis souvent demandé si
c'était parce que ma vie était
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