L'ombre du vent
surpris
Julián et leur fille dans la chambre de Jacinta, la gouvernante. Jorge Aldaya
révéla à Miquel ce qui s'était passé ensuite, en lui faisant jurer de n'en
jamais parler à personne. Apprenant la nouvelle, M. Ricardo avait été pris
d'une explosion de colère et s'était précipité avec des hurlements de dément
dans la chambre de Penélope, qui s'était enfermée à clef et pleurait de
terreur. M. Ricardo avait défoncé la porte à coups de pied et trouvé sa fille à
genoux, implorant son pardon. Il lui avait asséné une gifle qui l’avait
précipitée à terre. Jorge n'était pas capable de répéter les paroles qu'avait
proférées son père dans sa rage. Tous les membres de la famille et les
domestiques attendaient en bas, apeurés, ne sachant que faire. Jorge s'était
réfugié dans sa chambre, dans le noir, mais, même là, les cris de M. Ricardo le
poursuivaient. Jacinta avait été renvoyée sur-le-champ. M. Ricardo n'avait pas
seulement daigné la voir. Il avait ordonné aux domestiques de la chasser de la
maison, en les menaçant du même sort si l'un d'eux reprenait le moindre contact
avec elle.
Lorsque M. Ricardo était
descendu dans la bibliothèque, il était déjà minuit. Il avait enfermé Penélope
à clef dans ce qui avait été la chambre de Jacinta et interdit formellement de
monter la voir. De son refuge, Jorge entendait ses parents discuter à l'étage
du dessous. Le docteur était venu au lever du jour. Mme Aldaya l'avait conduit
dans la chambre où l'on retenait Penélope prisonnière, et avait attendu
derrière la porte pendant que le médecin l'examinait. En sortant, celui-ci
s'était borné à hocher la tête affirmativement et à se faire régler sa note.
Jorge avait entendu M. Ricardo lui dire que s'il répétait à quiconque ce qu'il
avait constaté, il se faisait personnellement fort de ruiner sa réputation et
sa carrière. Même Jorge pouvait comprendre ce que tout cela signifiait.
Jorge avoua qu'il était très
inquiet pour Penélope et pour Julián. Jamais son père ne s'était mis dans une
telle colère. Même en tenant compte de l'offense commise par les deux amants,
Jorge ne comprenait pas la violence de cette rage. Il doit y avoir autre chose,
disait-il, oui, autre chose. M. Ricardo avait donné des instructions pour que
Julián soit expulsé du collège San Gabriel et s'était mis en relation avec le
père du garçon, dans le but de l'expédier immédiatement à l'armée. Miquel, en
entendant cela, décida qu'il ne pouvait pas dire la vérité à Julián. S'il lui
révélait que M. Ricardo Aldaya gardait Penélope enfermée et qu'elle portait en
son sein un enfant de lui, Julián ne prendrait jamais le train pour Paris.
Miquel savait que rester à Barcelone signifiait la fin de son ami. C'est ainsi
qu'il prit sur toi de mentir et de le laisser partir pour Paris sans rien
savoir de ce qui s'était passé et convaincu que Penélope le rejoindrait tôt ou
tard. En disant adieu à Julián ce jour-là sur le quai de la gare de France,
Miquel voulait croire que rien n'était perdu.
Quelques jours plus tard,
quand on sut que Julián avait disparu, les portes de l'enfer s'ouvrirent. M.
Ricardo Aldaya écumait. Il mit la moitié de la police sur les traces du
fugitif, sans succès. Il accusa alors le chapelier d'avoir saboté le plan
qu'ils avaient conçu et le menaça de la ruine totale. Le chapelier, qui n'y
comprenait rien, accusa à son tour sa femme, Sophie, d'avoir manigancé la fuite
de ce fils dénaturé et lui promit de la jeter définitivement à la rue. Il ne
vint à l'idée de personne que Miquel Moliner avait tout organisé. Personne,
sauf Jorge Aldaya qui, au bout de deux semaines, tint à le revoir. Il ne
montrait plus la terreur et l'angoisse qui l'avaient tenaillé auparavant.
C'était un autre Jorge Aldaya, adulte et ayant perdu son innocence. Jorge avait
fini par découvrir ce que cachait la rage de son père. Le motif de la visite
était succinct : il savait qui avait aidé Julián à s'échapper. Il lui
déclara qu'ils n'étaient plus amis, qu'il ne voulait plus jamais le voir, et le
menaça de mort s'il dévoilait ce que lui, Jorge, lui avait confié deux semaines
plus tôt.
Les jours passèrent, et Miquel
reçut une lettre expédiée de Paris sous un faux nom : Julián lui donnait
son adresse et lui faisait savoir qu'il allait bien, pensait beaucoup à lui et
s'inquiétait pour sa mère et pour Penélope. La lettre en contenait une
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