L'ombre du vent
fois par mois, voire plus, quelqu'un appelait pour
demander son adresse. Je me rendis vite compte qu'il s'agissait de la même
personne sous des noms différents. Je me bornais à lui répéter ce qui figurait
sur les couvertures des livres, à savoir que Julián Carax vivait à Paris. Avec
le temps, l'homme cessa d'appeler. A toutes fins utiles, j'avais fait
disparaître l'adresse de Carax des archives de la maison d'édition. Étant la
seule à lui rire, je la connaissais par cœur. Des mois plus tard, je tombai par
hasard sur les relevés comptables que l'imprimerie envoyait à M. Cabestany. En
les parcourant, je m'aperçus que la totalité les éditions des livres de Julián
Carax était financée par m individu étranger à l'entreprise et dont je n'avais
jamais entendu parler : Miquel Moliner. Mieux : les coûts
d'impression étaient fortement inférieurs à ceux facturés à M. Moliner. Les
chiffres ne mentaient pas : la maison d'édition faisait de l'argent en
imprimant des livres qui allaient directement s'entasser dans un entrepôt. Je
n'eus pas le courage d'enquêter plus avant sur les indélicatesses financières
de M. Cabestany. Je craignais de perdre ma place. Je notai seulement l'adresse
à laquelle nous envoyions les factures établies au nom de Miquel Moliner, un
hôtel particulier de la rue Puertaferrisa. Je conservai cette adresse pendant
des mois avant de me décider à m'y rendre. Finalement, ma conscience n'en
pouvant plus, je m'y présentai, dans l'intention de dire à M. Moliner que
Cabestany le lait. Il sourit et me dit qu'il le savait.
– Chacun fait ce pour
quoi il est fait
Je lui demandai si c'était
lui qui avait si souvent appelé pour connaître l'adresse de Carax. Il me dit
que non et, la mine préoccupée ajouta que je ne devais donner cette adresse à
personne. Jamais.
Miquel Moliner était
un homme énigmatique. Il vivait seul dans un hôtel particulier lugubre, presque
en ruine qui faisait partie de l'héritage de son père, un industriel enrichi
dans le commerce des armes et, disait-on, la fabrication des guerres. Loin de
vivre dans le luxe, Miquel menait une existence monacale, consacrant cet argent
qui, pour lui, était taché de sang, à restaurer musées, cathédrales, écoles,
bibliothèques, hôpitaux, et à faire en sorte que les œuvres de son ami de
jeunesse, Julián Carax, soient publiées dans sa ville natale.
– J'ai trop d'argent,
et je n'ai pas d'autre ami que Julián, disait-il pour toute explication.
Il n'entretenait guère
de relation avec ses frères ni avec le reste de sa famille, dont il parlait
comme s'il s'agissait d'étrangers. Il ne s'était pas marié et sortit rarement
de la demeure, dont il n'occupait que le dernier étage. Il avait là son bureau,
ou il travaillait fiévreusement, écrivant des articles et des chroniques pour
divers journaux et revues de Madrid et de Barcelone, traduisant des livres
techniques de l'allemand et du français, corrigeant des encyclopédies et des
manuels scolaires... Miquel Moliner était dévoré par une culpabilité qu'il
soignait par le travail, et même s'il respectait, voire enviait l'oisiveté des
autres, il la fuyait comme la peste. Loin de se vanter de son éthique du
travail, il plaisantait sur cette frénésie de production et la décrivait comme
une forme mineure de la lâcheté.
– Pendant qu'on
travaille, on ne regarde pas la vie dans les yeux.
Nous devînmes bons
amis presque sans nous en rendre compte. Nous avions beaucoup de choses en
commun, peut-être trop. Miquel me parlait de livres, de son cher docteur Freud,
de musique, mais surtout de son vieux camarade Julián. Nous nous voyions
presque toutes les semaines. Miquel me racontait des histoires du temps de
Julián au collège San Gabriel. Il conservait une collection de vieilles photos,
de récits écrits par son ami adolescent. Miquel entretenait un culte pour
Julián et, à travers ses paroles et ses souvenirs, j'appris à découvrir
celui-ci, à en recréer une image dans l'absence. Un an après notre première
rencontre, Miquel m'avoua qu'il était amoureux de moi. Je ne voulus pas le
blesser, ni non plus lui mentir. Mentir à Miquel était impossible. Je lui
répondis que j'avais beaucoup d'estime pour lui, qu'il m'était devenu très
proche, mais que je ne l'aimais pas d'amour. Miquel me dit qu'il le savait.
– Tu es amoureuse de
Julián, mais tu l'ignores encore.
En août 1933, Julián
m'écrivit pour m'annoncer qu'il avait
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