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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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de cette demeure qu'à condition de la maintenir en bon état et de
justifier de sa solvabilité. Dans le cas contraire, l'hôtel particulier de la
me Puertaferrisa reviendrait à ses fières,
    – Même à l'article de la mort,
mon père avait compris que je dépenserais son argent jusqu'au dernier centime
pour tout ce qu'il avait détesté dans la vie.
    Ses revenus de chroniqueur et
traducteur étaient loin de lui permettre d'entretenir semblable résidence.
    – La difficulté n'est pas de
gagner de l'argent, se lamentait-il. La difficulté est de le gagner en faisant
quelque chose qui en vaille la peine.
    Je le soupçonnais de boire en
cachette. Parfois, mains tremblaient. J'allais chez lui tous les dimanches et
l'obligeais à sortir, à quitter sa table de travail et ses encyclopédies. Je
savais que me voir le faisait souffrir. Il se comportait comme s'il ne se
souvenait pas de sa proposition de mariage ni de mon refus, mais je surprenais
son regard quand il m'observait, et j'y lisais le désir et le regret : un
regard de vaincu. L'unique excuse que je trouvais à ma cruauté était purement
égoïste : Miquel était le seul à connaître la vérité sur Julián et
Penélope Aldaya.
    Au cours de ces mois que je
passai loin de Julián, Penélope Aldaya était devenue un fantôme qui dévorait
mes rêves et mes pensées. Je me souvenais encore de l'expression de déception
sur le visage d'Irène Marceau quand elle avait compris que je n'étais pas la
femme que Julián attendait. Penélope Aldaya, par son absence déloyale, se
révélait une ennemie trop puissante pour moi. Invisible, je l'imaginais
parfaite, telle une lumière qui me reléguait dans l'ombre, moi, indigne,
vulgaire, trop physiquement présente. Je n'avais jamais pensé que l'on puisse
haïr à ce point, et malgré soi, quelqu'un que l'on ne connaissait même pas,
quelqu'un que l'on n'avait jamais vu. Je croyais, je suppose, qu'il me
suffirait de me trouver face à face avec elle, de constater qu'elle était bien
faite de chair et d'os, pour que le maléfice se brise et que Julián soit de
nouveau libre. Et moi avec lui. Je voulus croire que c'était une question de
temps, de patience. Tôt ou tard, Miquel me dirait la vérité. Et la vérité me
délivrerait.
    Un jour que nous nous
promenions dans le cloître de la cathédrale, Miquel reparla de ses sentiments
pour moi. Je le regardai et vis un homme seul et sans espoir. Je n'ignorais pas
ce que je faisais quand je l'emmenai chez moi et le laissai me séduire. Je
savais que je lui mentais et qu'il le savait aussi, mais je n'avais rien
d’autre au monde. C'est ainsi, par désespérance, que nous devînmes amants. Je
voyais dans ses yeux ce que j'aurais voulu voir dans ceux de Julián. Je savais
qu'en me donnant à lui je me vengeais de Julián, de Penélope et de tout ce qui
m'était refusé. Miquel, malade de désir et de solitude, était conscient que
notre amour était une comédie, et même ainsi, il ne pouvait me laisser partir.
Il buvait de plus en plus et, souvent, ne parvenait à me posséder qu'à
grand-peine. Il s'en sortait par des plaisanteries amères : après tout,
prétendait-il, nous étions devenus un couple exemplaire dans un temps record.
Nous nous faisions mutuellement du mal par dépit et par lâcheté. Une nuit,
presque un an après mon retour de Paris, je lui demandai de me dire la vérité
sur Penélope. Miquel avait bu, et il devint violent, comme jamais je ne l'avais
vu auparavant. Écumant de rage, il m’insulta et m'accusa de ne l'avoir jamais
aimé, d'être une vulgaire prostituée. Il m'arracha les vêtements, voulut me
forcer, et je m'allongeai en m'offrant sans résistance et en pleurant
silencieusement. Miquel se décomposa et me supplia de lui pardonner. Comme
j'aurais voulu pouvoir l'aimer, lui et non Julián, et choisir de rester près de
lui ! Mais je ne le pouvais pas. Nous nous éteignîmes dans l'obscurité, et
je lui demandai pardon pour tout le mal que je lui faisais. Il me dit alors
que, si c'était vraiment ce que je voulais, il allait
me raconter la vérité su Penélope Aldaya. Même là-dessus, je m'étais trompée.
    Ce dimanche de 1919, quand
Miquel Moliner était venu à la gare de France remettre à son ami Julián le
billet pour Paris et lui faire ses adieux, il savait déjà que Penélope ne
serait pas au rendez-vous. Il savait que l’avant-veille, lorsque M. Ricardo
Aldaya était rentré de Madrid, sa femme lui avait avoué qu’elle avait

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