L'Orient à feu et à sang
respectabilité. De ces prémices si conventionnelles, Demetrius avait vu naître un amour grandissant. Les flèches d’Éros s’étaient enfoncées si profondément que le kyrios n’avait eu aucun contact charnel avec les servantes, même lorsque sa femme était en couches et qu’elle restait confinée avant la naissance de leur fils, chose qui suscitait force remarques parmi la domesticité, spécialement à cause de ses origines barbares avec tout ce qu’elles impliquaient de luxure et de manque de retenue.
Demetrius s’efforcerait de fournir à son kyrios la compagnie dont il avait si grand besoin ; il serait à ses côtés pendant toute sa mission – la seule pensée de cette mission lui tournait les sangs. Quelle distance allaient-ils devoir parcourir ainsi en direction du Levant ? Quelles horreurs les attendaient aux confins du monde connu ? Le jeune esclave remercia Zeus, son dieu grec, d’être placé sous la protection d’un soldat de Rome tel que Ballista.
« Quelle farce ! » pensait Ballista. Une fichue farce. Quelqu’un avait éternué, et alors ? Ce n’était pas étonnant que parmi les trois cents hommes sur le navire, l’un d’entre eux fût affligé d’un rhume. Si les dieux avaient voulu envoyer un présage, ils auraient pu être plus clairs.
Ballista doutait fortement que ces philosophes grecs dont il avait entendu parler eussent raison lorsqu’ils affirmaient que tous les dieux des différentes races humaines étaient en fait les mêmes et qu’on les avait juste affublés de noms différents. Jupiter, le roi des dieux romains, lui semblait très différent d’Odin, le roi des dieux de son enfance et de sa jeunesse parmi les Angles, son peuple. Bien sûr, il y avait des similitudes : ils aimaient tous deux se déguiser ; ils ne dédaignaient pas baiser une jeune mortelle de temps à autre, et l’un comme l’autre devenaient méchants si vous vous avisiez de les contrarier. Pourtant, les différences étaient frappantes : Jupiter aimait se taper de jeunes garçons mortels, ce qui n’était pas du tout le genre de la maison pour Odin. Jupiter semblait aussi bien moins malveillant qu’Odin. Les Romains croyaient que, pour peu qu’on l’approchât de la bonne façon, avec les offrandes appropriées, Jupiter vous viendrait peut-être en aide, une éventualité tout à fait improbable pour ce qui était d’Odin. Même si vous comptiez parmi ses descendants – si vous étiez né d’Odin, comme Ballista – la meilleure chose que vous puissiez espérer du « Père-de-Tout » était qu’il vous laissât tranquille jusqu’à votre dernier combat. Alors, si vous combattiez comme un héros, il daignerait peut-être envoyer ses Valkyries, les vierges guerrières à son service, pour vous emmener au Walhalla. Tout cela ne manquait pas de laisser Ballista perplexe : dans ces conditions, pourquoi avait-il donné en offrande le cratère d’or ? Il soupira profondément et décida de penser à autre chose. La théologie n’était pas son fort.
La mission qu’on lui avait confiée occupait maintenant ses pensées. Une mission relativement simple et même très simple, si on l’évaluait à l’aune de la bureaucratie impériale romaine. Il avait été désigné comme le nouveau Dux Ripæ, le commandeur de toutes les forces romaines sur les rives de l’Euphrate et du Tigre, et sur toutes les terres environnantes. Un titre plus prestigieux sur le papyrus qu’en réalité. Trois ans auparavant, les Perses Sassanides, ce nouvel empire belliqueux d’Orient, avaient attaqué les territoires romains de l’Est. Brûlant de ferveur religieuse, les hordes de leurs cavaliers déferlèrent depuis les berges des rivières à travers la Mésopotamie et jusqu’en Syrie. Avant de s’en retourner, chargés de trésors pillés, poussant leurs prisonniers devant eux ; ils avaient abreuvé leurs chevaux non loin de la Méditerranée. Il ne restait donc plus guère de forces romaines à commander pour le nouveau Dux Ripæ.
Le détail des instructions de Ballista, de son mandata, ne pouvait que révéler la faiblesse du pouvoir romain à l’Est. Il avait pour ordre de rallier la ville d’Arété, dans la province de Cœlé Syrie, « la Syrie creuse », aux confins orientaux de l’empire. Là, il devait fortifier la ville en vue du siège des Sassanides, dont on pensait qu’il aurait lieu l’année suivante. Il n’avait sous son commandement que deux unités de l’armée
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