L'Orient à feu et à sang
réputation comme commandant de siège – cinq ans auparavant, il avait défendu avec succès la ville de Novae, au nord, contre les Goths, aux côtés de Trebonien Galle ; avant cela, il avait conquis plusieurs villages, que ce soit dans le grand Ouest ou dans les montagnes de l’Atlas – mais il n’était jamais allé à l’Est. Pourquoi les empereurs n’avaient-ils pas mandaté l’un ou l’autre de leurs ingénieurs de siège expérimentés ? Bonitus tout comme Celsus connaissaient bien l’Orient.
Si seulement on l’avait autorisé à emmener Julia ! Comme elle était issue d’une vieille famille sénatoriale, le labyrinthe de la politique à la cour impériale romaine, si impénétrable pour Ballista, n’avait pas de secret pour elle. Elle aurait pu voir clair dans ce système mouvant de protection et d’intrigue et dissiper le brouillard qui entourait son mari.
À la pensée de Julia, son cœur se serra ; il se languissait terriblement d’elle – sa longue chevelure d’ébène, ses yeux d’un noir de jais, le gonflement de ses seins, la rondeur de ses hanches. Ballista se sentait seul. Le corps de sa femme lui manquait et sa compagnie encore plus, sans parler du doux babil de leur tout jeune fils.
Ballista avait demandé que son épouse et son fils l’accompagnassent. Valérien avait refusé, invoquant les dangers de la mission. Mais tout le monde savait qu’il y avait une autre raison à ce refus : les empereurs avaient besoin d’otages pour s’assurer la bonne conduite de leur commandement militaire. Trop de généraux s’étaient révoltés par le passé.
Ballista savait que, même entouré de sa nombreuse suite, il se sentirait seul. Cette suite était composée de quinze hommes : quatre scribes, six messagers, deux hérauts, deux aruspices, pour lire les présages, et Mamurra, son prœfectus fabrum ou ingénieur en chef. Conformément à la loi romaine, il les avait sélectionnés sur les listes officielles de membres certifiés de ces professions, mais il n’en connaissait aucun, pas même Mamurra. Il était dans l’ordre des choses que certains de ces hommes fussent des frumentarii.
En plus de sa suite officielle, une partie de sa domesticité l’accompagnait : Calgacus son valet, Maximus, son garde du corps et Demetrius, son secrétaire. Qu’il eût nommé accensus , chef de son état-major, le jeune Grec maintenant assis à ses pieds, ne manquerait pas de susciter du ressentiment parmi sa suite officielle, mais il avait besoin de quelqu’un en qui il pouvait avoir confiance. Pour les Romains, tous ces gens faisaient partie de sa familia, mais pour Ballista, ils semblaient un bien piètre substitut de sa vraie famille.
Quelque chose d’inhabituel dans les mouvements du navire attira l’attention de Ballista. Les odeurs familières – celle du pin émanant de la résine dont on enduisait la coque, celle de la graisse de mouton dans le suif utilisé pour étancher les dames de nage en cuir des avirons, celle de la sueur humaine, vieille ou fraîchement exsudée – lui rappelèrent sa jeunesse sur les flots agités de la mer du Nord. Cette trirème [10] , trireme Concordia, avec ses cent quatre-vingts rameurs répartis sur trois niveaux, ses deux mâts, ses deux énormes avirons de gouverne, ses vingt matelots et ses quelque soixante-dix fantassins de marine, était somme toute un vaisseau bien plus sophistiqué que n’importe laquelle des grandes chaloupes de sa jeunesse. Un cheval de course comparé à un animal de trait. Pourtant, tel le cheval de course, il ne servait qu’un seul dessein : la vitesse et la manœuvrabilité sur mer calme. Si la mer devenait houleuse, Ballista savait qu’il aurait été plus en sécurité sur l’une des primitives longues chaloupes des Angles.
Le vent avait tourné au sud et se renforçait. Déjà, la mer se gonflait d’un mauvais et violent ressac qui venait heurter le flanc de la trirème. Les rameurs peinaient à lever leurs avirons et le vaisseau commençait à être affecté par un inconfortable tangage. Au sud, à l’horizon, des nuages d’orage noirs se formaient. Ballista s’aperçut que le capitaine et le timonier étaient engagés depuis quelque temps déjà dans une intense conversation. Tandis qu’il se tournait vers eux, ils prirent une décision. Ils échangèrent quelques mots encore, hochèrent tous deux la tête, puis le capitaine se dirigea vers Ballista.
— Le temps est en train de changer,
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