L'ultime prophétie

même
les dieux ne pouvaient les atteindre.
     
    36.
     
    — Seigneur Ardred, nous ne pouvons nous permettre de telles
pertes, dit Ras Lutte. Même avec la magie de la vieille sorcière, mes hommes
font des proies faciles. Nous devons nous retirer à Arderon et repousser
l'assaut de l'ennemi derrière ses murailles solides.
    Son souverain ne répondit pas, perdu dans des pensées que
Lutte n'osa pas interrompre davantage. Il attendit donc qu'Ardred émergeât de
l'abîme où son esprit plongeait un peu plus chaque jour. Un trou noir semblait
l'aspirer, exerçant une attraction de plus en plus irrésistible. Lutte savait
que la bataille imminente en était la cause. Archer avait rendu coup pour coup
à Ardred jusque-là et avec l'aide de la Dame Filandière et de quatre autres Ilduins en son sein, l'ennemi ne devait pas être
sous-estimé.
    Lutte ne pouvait pas affirmer honnêtement qu'il avait fait
tout ce qu'il avait pu au service de son maître. Il avait mis tout son talent à
entraîner les soldats mais n'avait trouvé aucun officier capable de les
commander. Il aurait pu peut-être découvrir une poignée de candidats s'il avait
été plus attentif ou s'il avait davantage été à l'écoute de la stratégie
d'Ardred, qui consistait à déployer un cordon de positions fortes afin de
retarder l'avancée de l'ennemi. Mais en vérité, il n'avait jamais cru en la
viabilité d'un tel plan.
    Par conséquent, il s'était concentré sur un entraînement
rudimentaire des soldats, sur la base de l'hypothèse que cet entraînement
suffirait à défendre Arderon quand l'ennemi franchirait l'un après l'autre les
obstacles dressés sur sa route — des pieux enterrés profondément dans le sol,
leurs pointes acérées vers le haut, tout autour des douves de la forteresse.
Une pluie de flèches accueillerait l'adversaire lorsqu'il tenterait de passer
de force et des chaudrons de poix étaient déjà installés en haut des murailles,
prêts à être versés sur les rares assaillants qui parviendraient à franchir les
douves.
    Les survivants improbables de ces épreuves devraient alors
escalader des murs hérissés de morceaux de verre noir que les hommes d'Ardred
avaient ramassés dans la plaine de Dederand. L'entraînement élémentaire de
l'armée de Lutte aurait suffi à écraser les rares chanceux qui auraient réussi
à entrer dans la ville.
    Mais Ardred avait insisté pour attaquer avant cela et Lutte
avait exécuté ses ordres du mieux qu'il l'avait pu. Si les premiers résultats
avaient été prometteurs, l'armée d'Archer avait réagi avec une vitesse
inquiétante. En un jour seulement, l'ennemi avait appris à contrer les hommes
possédés de Lutte et en avait tué des centaines.
    — Il arrive, annonça Ardred.
    Sa voix ressemblait au grondement d'une montagne en colère.
    —   Oui-da, répondit Lutte. L'armée de l'ennemi n'est plus
qu'à quatre jours de marche. Et nous ne pouvons pas les arrêter. Pas à
découvert. Je vous en prie, mon seigneur, laissez-nous nous retirer à
l'intérieur de la cité.
    Ardred balaya ces mots d'un geste méprisant.
    —   Aucune importance. Il arrive et il amène la Dame Filandière avec lui. Quant au reste de son armée...
    Lutte attendit qu'il terminât sa phrase mais rien ne vint.
    —   Dois-je donner des ordres afin que les soldats se
retirent, mon seigneur ?
    —   Fais ce que tu voudras. Sache seulement que tu ne dois
pas essayer d'arrêter mon frère ou la Dame Filandière. Je m'occuperai d'eux moi-même. Une fois cela fait, leur armée tombera, que
ce soit aux portes d'Arderon ou dans la vallée.
    —   Mais, mon seigneur, protesta Lutte.
    —   Tu n'as donc pas compris, dit Ardred, que tes hommes et
toi n'étiez qu'un appât. Si mon frère avait pensé que je n'avais pas d'armée
sous mes ordres, il n'aurait fait aucun cas de moi, comme autrefois. Tes hommes
et toi avez rempli votre fonction. A moi de jouer à présent.
    —   Tant de morts..., dit Lutte en secouant la tête,
incrédule.
    —   J'aurais sacrifié dix mille hommes de plus, s'il l'avait
fallu, pour attirer mon frère dans ce piège ! tonna Ardred. Va, Lutte, avant de
dire quelque chose que tu risquerais de regretter et que je ne te réduise en
poussière. Va donner tes ordres. Aie l'illusion de servir à quelque chose. Mais
laisse-moi seul si tu ne veux pas que je ne trouve en toi un piètre exutoire à
ma colère.
    Lutte s'inclina et partit sans mot dire. Il se sentait
profondément trahi.