Marco Polo
de mythes...
Je rêvais de licornes et de dragons, et du légendaire Prêtre Jean, de sorciers
fantastiques et de religions mystiques à l’enviable sagesse. Je les ai trouvés,
moi aussi, et si je suis rentré pour dire que tous n’étaient pas exactement
tels que les légendes les avaient dépeints, leur vérité n’en était-elle pas
tout aussi merveilleuse ?
Les gens sentimentaux parlent de cœurs brisés, mais
eux aussi se trompent. Nul cœur ne se brise jamais. Je ne le sais que trop
bien. Quand mon cœur se penche vers l’Orient, ce qu’il fait si souvent, il se
serre et se tord de façon poignante, mais ne se brise pas.
Tout à l’heure, j’ai laissé croire à Donata que
j’étais agréablement surpris d’apprendre que mon long esclavage à la maison allait
prendre fin. J’ai fait semblant de ne pas avoir songé chaque année :
« Je m’en vais, maintenant ? », avant de décider, chaque
fois : « Non, pas maintenant »... m’inclinant devant mes
responsabilités, ma promesse de rester, ma femme vieillissante et mes trois
filles si peu exceptionnelles... me disant à chaque fois : « Je vais
attendre une occasion plus propice pour partir. » Là-haut, dans la chambre
de Donata, j’ai fait comme si cela me faisait plaisir de pouvoir repartir.
Et, pour lui paraître reconnaissant d’avoir accepté de me dire cela, j’ai
prétendu aussi que, oui, je pourrais partir de nouveau en voyage.
Je sais que je ne le ferai pas. Je la trompais en
laissant entendre cela, mais ce n’était qu’une petite tromperie, et je le
faisais gentiment. Elle n’en sera pas fâchée quand elle constatera que je lui
mentais. Mais je ne peux me mentir à moi-même. J’ai attendu trop longtemps. Je
suis trop vieux maintenant, il est trop tard.
Le vieux Bayan était encore un fier guerrier à mon
âge. Et à ce même âge ou presque, mon père, et même mon somnambule d’oncle
firent le long retour qui mène de Khanbalik jusqu’à Venise. Si vieux que je
sois, je ne suis pas plus brisé qu’ils l’étaient alors. Peut-être même que mon
mal de dos ne s’en porterait que mieux si je le secouais d’une longue
chevauchée. Je ne crois pas tant que ce soit la faiblesse physique qui me
dissuade aujourd’hui de partir. C’est plutôt, je crois, la mélancolique
impression d’avoir vu le meilleur, le pire, le plus intéressant de ce qu’il y avait à voir ; où que j’aille, désormais, je ne saurais qu’être déçu par la
comparaison.
Bien sûr, si je pouvais avoir le moindre espoir de
rencontrer de nouveau une belle femme dans une cité de Kithai ou de Manzi,
comme ici à Venise quand j’ai rencontré Donata, qui me rappelle
irrésistiblement une autre belle femme, partie elle depuis longtemps... Ah,
pour cette chance-là je voyagerais, sur les mains ou sur les genoux s’il le
fallait, jusqu’aux confins de la terre. Mais c’est impossible. Quand bien même
cette femme que je rencontrerais ressemblerait à celle dont je me souviens, ce
ne serait pas elle.
Alors, je ne pars plus. Io me asole. Je reste
assis dans le soleil déclinant, au bas du versant de la longue colline de ma
vie, et je ne fais rien... si ce n’est me souvenir, car j’ai beaucoup à me
rappeler. Comme je l’ai remarqué il y a longtemps sur la tombe de quelqu’un, je
possède un trésor de réminiscences et d’images, de quoi animer une éternité.
Assez de bons moments pour faire chatoyer les languissants après-midi comme
celui-ci, et même après, jusque dans l’infini de la nuit.
Mais j’ai aussi dit une fois, peut-être même plus
d’une fois, que j’aurais aimé vivre éternellement. Et une jolie femme m’a
affirmé un jour que je ne serais jamais vieux. Alors, merci à toi, Luigi, de
m’avoir fait revivre ces deux choses merveilleuses. Savoir si le Marco Polo de
ton nouvel ouvrage sera bien accueilli, je ne saurais le prédire, mais le
précédent livre que nous avons tous deux compilé semble avoir trouvé bonne
place dans les bibliothèques de nombre de pays, et cela paraît parti pour
durer. Dans ces pages, je n’étais pas vieux et je continuerai d’y vivre tant
qu’elles seront lues. Je te suis reconnaissant pour tout cela, Luigi.
Maintenant, le soleil se couche, la lumière dorée
s’affadit, les fleurs de Manzi commencent à perdre leurs pétales, et la brume
bleue monte du canal, bleue comme le souvenir... Je vais m’abandonner au
sommeil du vieillard et voguer vers mes rêves de jeune
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