Marco Polo
d’un jeune homme du nom
de Zanino Grioni. Morata aussi aura quelqu’un, le moment voulu. Je n’ai aucun
doute sur le fait que les trois seront soulagées de n’être plus connues comme
les « demoiselles Millions », et je n’ai pas de regrets
insurmontables que la Compagnie et la fortune de la maison Polo doivent de ce
fait un jour se transformer, au fil des générations, en Compagnie et en maison
Bragadino ou Grioni. Si les préceptes han sont exacts, cela devrait semer la
consternation parmi mes ancêtres, depuis Nicolò jusqu’au Dalmate Pavlo, mais ça
m’est bien égal.
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Si j’avais vraiment une plainte à formuler sur le fait
que nous n’ayons pu avoir de fils, ce serait pour regretter ce que cela
entraîna chez Donata. Elle n’était âgée que de trente-deux ans quand Morata
naquit, mais l’arrivée d’une troisième fille la convainquit à l’évidence
qu’elle était incapable de donner la vie à un garçon. Dès lors, comme pour
empêcher tout risque d’enfanter une nouvelle fille, Donata commença à faire en
sorte de décourager tout abandon à des relations conjugales. Jamais, ni en
paroles ni en actes, elle ne refusa mes avances, mais elle se mit à se
vêtir et à se comporter de façon à diminuer l’attrait qu’elle exerçait sur moi
et à refroidir mes ardeurs.
À trente-deux ans, elle laissa son visage jusque-là
radieux se flétrir, ses cheveux perdre leur lustre soyeux et s’éteindre dans
ses yeux l’éclat qui les avait habités. Elle se drapa de noirs bombasins [53] et de châles
de vieille femme. À trente-deux ans ! J’en avais alors cinquante, mais
j’étais toujours mince, droit et solide, je m’habillais des riches vêtements
que m’imposait mon rang et auxquels me poussait mon goût pour la couleur. Mes
cheveux et ma barbe, encore pleins de sève, n’avaient point viré au gris, et
mon tempérament ne s’était pas affaibli ; ma soif de vivre et mon appétit
de plaisirs étaient intacts ; mes yeux, du reste, continuaient de
s’enflammer de désir quand j’entrevoyais une jolie dame. Mais, je dois
l’avouer, ils se ternissaient quand je les posais sur Donata.
Son affectation à agir en vieille femme en avait fait une vieille femme. Elle est aujourd’hui plus jeune que je ne l’étais
lorsque Morata nous est née. Mais, au cours des quinze années qui se sont
écoulées depuis, elle s’est mise à présenter toutes les caractéristiques
physiques d’une femme bien plus âgée... L’affaissement des traits du visage, le
cou flétri et ce léger relâchement vers l’avant qui semble lui dessiner une bosse
en haut du dos, cette peau marbrée et presque transparente sur les mains, ces
coudes patines comme des pièces usées, et la chair du haut de ses avant-bras
devenue pendante... Lorsqu’elle soulève ses robes pour descendre les marches de
notre débarcadère et monter dans l’un de nos bateaux, je constate que ses
chaussures commencent à lui marquer les chevilles. Ce que sont devenus la
blancheur laiteuse de sa peau, le rose nacré de ses coquillages, la soie dorée
de son ventre, je n’en sais rien. Je ne les ai plus vus depuis longtemps.
Au cours de ces années, je le répète, elle n’a jamais
dénié le moindre de mes droits conjugaux, mais elle s’essuyait toujours après,
jusqu’à ce que la pleine lune revienne la soulager de sa crainte d’être à
nouveau enceinte. Au bout d’un moment, bien sûr, elle n’eut plus besoin d’avoir
peur, et je ne lui en donnais de toute façon plus aucune raison. Il m’arriva
d’ailleurs plusieurs fois, à cette époque, de passer occasionnellement
l’après-midi ou même une nuit entière en dehors du foyer, mais elle n’exigea
jamais d’excuse mensongère et me tourmenta encore moins pour mes petits écarts.
Dame, je n’allais tout de même pas me plaindre de sa tolérance ; il est
beaucoup de maris qui seraient heureux d’avoir une épouse aussi indulgente,
aussi éloignée de l’image de la mégère. Et si aujourd’hui, à quarante-sept ans,
Donata se trouve malheureusement, prématurément et cruellement âgée, je l’ai
bien rattrapée. Je suis dans ma soixante-cinquième année, aussi n’y a-t-il rien
d’extraordinaire à ce que je paraisse aussi vieux qu’elle, et je ne passe plus
de nuits dehors. Même s’il me prenait la fantaisie de musarder, je ne rencontre
plus beaucoup d’invites qui m’incitent à le faire, et je devrais de toute façon
les décliner à
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