Marco Polo
quand je n’ai plus
réussi à m’abuser moi-même en me berçant d’illusions. Quand j’en ai eu assez de
me persuader que tu m’aimais.
Je battis des paupières d’ahurissement et
d’incrédulité, et dus lutter pour retrouver ma voix.
— Donata, ai-je jamais été autre chose que tendre
et prévenant ? T’ai-je négligée en aucune façon ? Ai-je déjà été
moins qu’un bon mari ?
— Voilà. Même maintenant, tu n’arrives pas à
prononcer le mot.
— Je pensais que c’était implicite. Je suis
désolé. Très bien, alors. Je t’aimais.
— Il y avait quelque chose, ou quelqu’un, que tu
aimais plus que moi, et cela depuis toujours. Même au plus près l’un de
l’autre, Marco, nous ne nous touchions pas. Je pouvais regarder ton visage, je
n’y voyais que de la distance. Était-ce une distance dans l’espace ou dans le
temps ? Était-ce une autre femme ? Que Dieu me pardonne si je l’ai
cru mais... n’était-ce pas ma mère ?
— Donata, elle et moi étions des enfants.
— Les enfants, quand ils sont séparés, s’oublient
en grandissant. Mais toi, tu m’as prise pour elle dès que tu m’as vue. Lors de
notre nuit de noces, je me demandais encore si je n’étais pas qu’un substitut.
J’étais vierge, c’est vrai, et innocente. Tout ce que je m’attendais à vivre
était ce que m’avaient raconté des confidentes plus âgées, et tu as rendu tout
cela bien plus beau que prévu. Malgré tout, je n’étais pas inconsciente ni
obtuse, comme pourrait l’être l’une de nos filles sans cervelle. Dans notre attachement
l’un pour l’autre, Marco, il m’a toujours semblé y avoir... quelque chose...
qui n’était pas tout à fait normal. Dès cette première fois, et toutes les
autres après.
Légitimement offensé, je lâchai sèchement :
— Tu ne t’en es jamais plainte.
— Non, approuva-t-elle, pensive. Cela faisait
partie d’ailleurs de ce qui n’allait pas : que j’y trouve du plaisir,
toujours, tout en sentant que je n’aurais pas dû. Je ne peux pas te
l’expliquer, pas plus que je ne pourrais me l’expliquer à moi-même. Tout ce que
je pouvais penser, c’était : ce doit être que je me délecte de ce qui
aurait dû revenir à ma mère.
— Complètement ridicule. Tout ce que j’ai aimé
chez ta mère, je l’ai retrouvé en toi. Et plus encore. Tu as représenté
beaucoup plus pour moi, Donata... tu m’as été bien plus chère... qu’elle avait
jamais pu l’être.
Donata passa sa main sur son visage, comme pour
essuyer une toile d’araignée qui y serait tombée.
— Si ce n’était pas elle, si ce n’était pas une
autre femme, alors ce doit avoir été l’impalpable distance que j’ai toujours
sentie entre nous.
— Allons, ma chère ! Je suis rarement sorti
de ton champ de vision depuis notre mariage et n’ai presque jamais été hors de
ta portée.
— Pas sur le plan physique ou matériel, non. Mais
dans les parties de toi que je ne pouvais pas voir, ni atteindre. Tu as
toujours été amoureux de la distance. Tu n’es jamais vraiment rentré à la
maison. Ce n’était pas très équitable de ta part de demander à une femme de
rivaliser avec ton amour pour quelque chose qu’elle ne pourrait jamais
supplanter. La distance... Les horizons lointains.
— Tu as exigé de moi un engagement concernant ces
horizons lointains. J’ai promis. J’ai tenu cette promesse.
— Oui. Physiquement, tu t’y es tenu. Tu n’es
jamais reparti. Mais as-tu une seule fois parlé d’autre chose, pensé à autre
chose qu’à voyager ?
— Gèsu ! Qui
manque d’équité, maintenant, Donata ? Pendant presque vingt ans j’ai été
aussi passif et docile que ce damoiseau près de la porte, là-bas. Je me suis
offert à ton entière possession et t’ai toujours obéi. Es-tu maintenant en
train de te plaindre que je ne t’aie donné aucune autorité sur ma mémoire, sur
mes pensées, mon sommeil ou mes rêves ?
— Non, je ne me plains pas.
— Cela ne répond pas exactement à ma question.
— Tu en as toi aussi laissé un peu dans l’ombre,
Marco. Mais je ne chercherai pas à savoir quoi.
Elle détourna finalement de moi le deuil de ses yeux
et reprit son travail de broderie.
— Après tout, à quoi bon nous disputer ?
Rien de tout cela n’a plus d’importance, à présent.
De nouveau, je m’arrêtai bouche bée, avec au bord des
lèvres des mots qui ne venaient pas... des mots que nous n’avions
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