Marco Polo
Fantina de sa
franchise :
— Si encore c’étaient des beautés que tout le
monde s’arrache !
Fantina poussa un hurlement de désespoir et se jeta
hors de la pièce.
— Tu ne peux pas contenir un peu tes
sempiternelles réminiscences du passé et surveiller les errances de ton vieux
cerveau ?
— Tu as raison, ma chérie, convins-je, contrit.
J’ai compris. La prochaine fois, j’essaierai de mieux faire.
Elle avait raison, je le concède. En matière
d’enfants, Donata s’en était remise à Dieu, comptant sur sa bonté ; mais
après nous avoir donné trois filles, il était évident que notre bon Seigneur
avait dû désespérer de prodiguer un jour un fils à la maison des Polo de
Venise. Ne pas avoir de fils ne m’occasionnait personnellement aucune
déception. Ce n’est pas très chrétien de ma part de parler ainsi, mais je ne
crois pas que quand ma vie aura pris fin je m’intéresserai encore aux affaires
de ce monde et que je tordrai les blanches mains de mon âme parce que je n’ai
pas laissé de Marcolino Polo en charge de tous les biens contenus dans mes
entrepôts et de nos plantations de safran. Je n’ai pas osé faire état de cette
croyance quelque peu réfractaire au vieux pare Nardo avant qu’il meure –
le vieil homme clément m’aurait probablement donné une petite pénitence pour
cela – et je ne la confesserai sûrement pas à ce jeune pare Gasparo aux
lèvres sinistres – qui ferait sans doute preuve d’une juste sévérité. Mais
j’incline à penser que, s’il y a un paradis, je n’ai pas grand espoir d’y
accéder, et s’il y a un enfer, je gage que j’aurai d’autres préoccupations que
l’état des affaires de ma progéniture, sur le pont du Rialto.
Je ne suis peut-être pas un père modèle, mais je ne
suis pas non plus de ces parents capables de déclarer : « Non, je
n’ai pas d’enfant. Seulement trois filles. » Je n’ai jamais porté
préjudice à mes filles. Oh, bien sûr, je n’aurais pas détesté en avoir de plus
belles et qu’elles montrent un esprit un peu plus vif. Peut-être suis-je plus
exigeant que d’autres à cet égard, ayant eu moi-même la chance de connaître
tant de femmes extraordinairement belles et intelligentes dans mes jeunes
années. Mais Donata en faisait partie, dans ses jeunes années. Si elle
n’a pas pu produire d’exactes répliques de ce qu’elle a été, c’est probablement
ma faute.
Le petit rajah des Hindous m’avait un jour harangué
sur le fait qu’aucun homme ne pouvait jamais savoir avec certitude s’il était
le père de ses enfants. Je n’ai jamais eu grande inquiétude à ce sujet. Je n’ai
qu’à jeter un œil à chacune d’entre elles (Fantina, Bellela ou Morata), elles
me ressemblent trop pour qu’il subsiste le moindre doute. Maintenant, je me hâte
de confirmer ici que Marco Polo n’a jamais été, au cours de sa vie, un homme
repoussant. Mais voilà, je n’aimerais pas forcément être une jeune fille et
ressembler à Marco Polo. Si c’était le cas, et ça l’était, j’espérerais avoir
au moins un esprit brillant pour compenser. Malheureusement, mes filles avaient
été parcimonieusement dotées sur ce point, également. Je ne veux pas dire par
là qu’elles sont débiles à en avoir la bave au coin des lèvres... Disons
qu’elles manquent un peu de sensibilité, de jugement et de goût. Qu’elles sont
ternes, peu brillantes. Qu’elles manquent de charme. Voilà tout.
Mais enfin, c’est moi qui les ai faites. Le potier
peut-il mépriser les seuls pots qu’il ait jamais produits ? Et puis ce
sont de braves filles, elles ont bon cœur, c’est ce que n’arrêtent pas de me
dire d’un ton consolateur ceux de mes amis qui en ont de très jolies. Tout ce
que je peux affirmer, parce que je le sais de première main, c’est que mes
filles sont propres et sentent bon. Je puis aussi prétendre qu’elles ont la
chance d’avoir un papa capable de bien les doter.
Le jeune Bragadino ne se sentit pas offusqué par mon
indécision ce jour-là au point de ne jamais revenir à la charge. Dès qu’il se
présenta de nouveau, je pris soin de cantonner ma conversation à des sujets
tels que legs, perspectives d’avancement ou de promotion, et autres héritages.
Lui et Fantina sont maintenant fiancés, et Bragadino l’Ancien et moi ne
tarderons pas à nous rendre ensemble devant un notaire pour convenir d’une impalmatura. Ma deuxième fille, Bellela, subit une cour assidue
Weitere Kostenlose Bücher