Marseille, 1198

Mais
qu’as-tu, Arnoux, que se passe-t-il ?
    — C’est… le seigneur Roncelin, seigneur
viguier.
    — Il est arrivé malheur au vicomte ?
demanda Hugues en se levant brusquement de sa chaise haute.
    — Je… je ne sais pas… Je le crains…
    — Explique-toi ! lança Fer avec une
brusque inquiétude.
    — Le seigneur est parti hier pour sa maison
de Porte Galle…
    Fer fit signe qu’il connaissait l’endroit, une
ancienne tour de vigie face à la mer.
    — Il avait avec lui seulement deux esclaves…
    — Qu’allait-il faire là-bas, avec ce
froid ?
    — Je… Il devait retrouver une dame, seigneur,
déglutit l’intendant.
    Fer grimaça.
    — Une dame ? Tu la connais ?
    — N… Non, seigneur… mais habituellement, il
conduisait là-bas des femmes… du port.
    Des bagasses ! C’était bien de
Roncelin !
    — Et alors ?
    — Il m’avait dit que les esclaves porteraient
le souper et la literie, qu’il passerait la nuit là-bas et ne rentrerait que ce
matin. Or, il devait dîner avec l’évêque aujourd’hui… mais il n’était pas là.
L’évêque a envoyé un clerc pour savoir pourquoi il ne venait pas. Je ne savais
que faire… je suis allé à Porte Galle avec ma mule…
    Le serviteur tremblait tellement qu’Ibn Rushd se
leva pour lui servir une coupe de vin avec la cruche posée sur un coffre.
    — Buvez, lui dit-il doucement.
    L’intendant regarda le viguier avec inquiétude,
comme pour solliciter son autorisation, puis, observant son hochement de tête,
il vida la coupe d’un seul coup. Cela parut lui donner un peu plus d’assurance.
    — La cour devant la tour était vide.
L’échelle était en place et la porte ouverte. Je suis monté… Il y avait du sang
partout…
    — Du sang ?
    — Ils sont tous morts, messire !
     

Chapitre 3
    —  M ort ? Le seigneur Roncelin est mort ! tonna Fer,
incrédule.
    Le regard d’Ibn Rushd glissa de l’intendant à son
ami. Hugues restait pétrifié et le serviteur paraissait à la fois terrorisé et
accablé par la perte de son maître.
    — Je… je ne sais pas, seigneur… je n’ai pas
vu son corps, bredouilla-t-il.
    — Racontez-nous ce que vous avez vu, proposa
l’ancien cadi de Marrakech d’une voix apaisante.
    L’intendant parut se calmer.
    — La maison du seigneur Roncelin est une tour
de défense près de la mer, seigneur, fit-il en s’adressant à Ibn Rushd. Quand
je suis entré dans la salle basse, il n’y avait que les corps des esclaves et
celui d’une femme.
    — Et Roncelin ? demanda à nouveau Hugues
de Fer qui avait recouvré son sang-froid.
    — Je ne l’ai pas vu, seigneur, déglutit
l’intendant. J’ai appelé, mais le silence régnait, c’était le silence de la
mort, et je me suis enfui.
    — Il s’était peut-être caché dans un étage,
grimaça Ibn Rushd.
    — Peut-être, seigneur, mais l’échelle était
en place… s’il s’était caché, il l’aurait tirée derrière lui…
    — Peut-être pas, s’il était blessé… remarqua
Hugues. Tu as reconnu la femme ?
    — Je… je n’ai pas vu son visage, seigneur…
    Devant l’air surpris de Hugues et du médecin, il
précisa :
    — Elle avait son bliaut… relevé depuis la
taille sur sa figure, je n’ai rien touché.
    — J’y vais ! décida Fer, qui avait
compris ce qui était arrivé à celle qui avait accompagné le vicomte.
    Il se tourna vers Ibn Rushd :
    — Tu m’excuseras, mon ami, mais cette affaire
est si grave que je dois m’en occuper sans attendre.
    — J’aimerais t’accompagner, proposa Ibn Rushd.
    — Ce ne sera pas un spectacle plaisant.
    — Tu oublies que je suis médecin. Tu pourrais
avoir besoin de moi si ce Roncelin est blessé. J’étais aussi cadi, j’ai jugé de
nombreux crimes et conduit des enquêtes à Cordoue et à Marrakech. J’ai une
certaine expérience de ces choses-là.
    — Je crains qu’une enquête ne soit inutile.
Soit ce sont des pirates barbaresques, car la tour de Roncelin est au bord de
la mer, soit ce sont les écorcheurs qui sévissent dans les campagnes. Dans les
deux cas, je ne retrouverai pas facilement les assassins. Roncelin a été
insensé d’aller là-bas sans escorte.
    — Des barbaresques auraient emmené la femme
pour la revendre un bon prix, à moins qu’elle ne soit très laide et que
personne n’en veuille. Mais tu ne m’as pas dit qui est exactement Roncelin,
sinon qu’il est vicomte. Je devine que c’est un important seigneur