Marseille, 1198
dossier
reposant sur des coffres et à la haute chaise sur laquelle Hugues de Fer
rendait la justice. Une immense table sur tréteaux était rangée contre le mur
opposé à la cheminée. Un mur était orné d’une tapisserie, les autres étant
simplement garnis d’épées, de haches, de piques, de fléaux et d’arbalètes. Des
armes que l’on pouvait saisir rapidement en cas de besoin. À l’intérieur de la
cheminée, de gros chenets soutenaient des bûches qui se consumaient lentement
et, quand il n’y avait plus que des braises, on pouvait s’asseoir dans l’âtre,
sur des bancs de pierre.
En découvrant cet intérieur si fruste, Ibn Rushd
ne put s’empêcher de le comparer avec sa belle demeure de Cordoue, lumineuse et
ouverte sur des jardins emplis de fleurs parfumées et de fraîches fontaines.
Mais il ne devait plus y songer, se dit-il. Cette vie était terminée pour lui.
— C’est ici que je règle les affaires de la
ville et que je rends la justice, expliqua Fer.
Il désigna la chaise à haut dossier garnie de bras
latéraux sculptés.
— Mon bayle fera monter tes bagages. Il y a
des chambres en haut.
Hugues de Fer présenta ensuite son ami à son
épouse. C’est elle qui conduisit le médecin à l’étage pour s’occuper de son
installation. Quand il redescendit pour le dîner, la famille et les serviteurs
du viguier étaient déjà tous dans la grande salle. Hugues de Fer leur raconta
comment il avait connu le cadi de Marrakech, et comment celui-ci l’avait
libéré. Il lui devait tout, leur dit-il, et il entendait qu’il soit traité avec
honneur.
Ce n’est qu’après le dîner, confortablement
installé sur les coussins d’une banquette, qu’Ibn Rushd raconta enfin à Hugues
et à son épouse pourquoi il était en fuite. Anselme, l’aîné des fils du
viguier, ainsi que son écuyer restèrent pour l’écouter.
— En raison de ma proximité avec le calife et
de la confiance dont il m’honorait, j’étais sans cesse en butte à la jalousie
des religieux. Après des mois d’attaques sournoises, ils parvinrent à faire
brûler mes livres et le calife fut contraint de m’envoyer en Espagne. Craignant
mon retour, mes ennemis s’acharnèrent et me firent exiler à Lucena où il n’y
avait que des juifs convertis. Ils firent alors circuler la rumeur que j’étais
devenu juif et, il y a quelques semaines, j’appris que j’allais être arrêté et
exécuté comme apostat. Je décidai donc de fuir et parvins à trouver un marin
qui, contre quelques bezans d’or, accepta de me prendre à son bord. Mais pour
aller où ? C’est alors que je pensai à toi. Tu m’avais dit que les
Marseillais étaient tolérants, que dans ta cité ni les juifs ni les mahométans
n’étaient persécutés. Et puis j’avais envie de te revoir, car je sais qu’il ne
me reste plus longtemps à vivre…
— Je devrais bénir tes ennemis de m’avoir
permis de te retrouver, mon ami. Tu peux rester ici autant de temps que tu le
souhaites.
— Je songeais à exercer ma médecine. Crois-tu
que ce sera possible ? suggéra Ibn Rushd.
— Certainement ! lui promit Fer. Il n’y
a jamais suffisamment de médecins, et ta réputation est telle que tu seras bien
vite le plus recherché !
Ils évoquèrent ensuite des souvenirs des
croisades. Fer expliqua à son ami qu’il faisait désormais venir ce fameux sucre
de Damas dont, jusqu’à présent, Venise avait le monopole. Il le vendait fort
cher dans le nord de l’Europe.
— Le destin est étrange, dit-il en riant. Si
je n’avais pas été prisonnier à Damas, je n’aurais jamais connu cet aliment qui
a fait ma fortune !
— Et moi, je ne t’aurais jamais rencontré,
mon ami, et à cette heure je croupirais certainement au fond d’un cachot !
Ils furent interrompus par un serviteur qui
arrivait des cuisines. Hugues l’interrogea du regard.
— L’intendant du seigneur Roncelin vient de
se présenter, seigneur. Il souhaite vous voir. C’est grave, a-t-il insisté.
— Arnoux ? Fais-le monter !
L’intendant était un homme replet d’une
quarantaine d’années tonsuré comme un clerc. Blême, il paraissait mort de peur.
À peine entré dans la pièce, il se jeta à genoux. Hugues le considéra avec
surprise. Il le connaissait bien et ne l’avait jamais vu dans cet état.
— Très haut et gracieux seigneur viguier,
loué soit Jésus-Christ, balbutia l’intendant.
— À jamais soit-il, répondit Hugues.
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