Marseille, 1198
propres et avait soigné la gale qui le couvrait. Hugues de Fer lui
avait alors demandé pourquoi il agissait ainsi.
— Celui qui soulage la détresse d’un autre,
Allah le soulagera dans ce bas monde et dans l’au-delà, avait répondu le
médecin en souriant gravement.
Mis en confiance, Fer lui avait raconté qu’il
était chevalier, qu’il venait de Marseille et comment il avait été fait
prisonnier. Ibn Rushd avait été surpris de découvrir que son esclave parlait
latin et connaissait même un peu le grec. Au fil des jours, une certaine estime
s’était installée entre eux.
Le médecin lui avait expliqué être en mission pour
le calife du Maroc, mais que son ambassade tirait à sa fin et qu’il allait
rentrer. Aussi s’occupait-il à acheter des pains de sucre, des philtres et des
potions pour les revendre à Marrakech à son retour.
En l’accompagnant dans les souks, Hugues de Fer
découvrit toutes sortes de produits et d’épices qu’il ne connaissait pas. Mais
parfois c’est lui qui apprenait quelque chose à son maître. Ainsi, un jour où
Ibn Rushd marchandait du savon d’Alep, fabriqué avec des huiles d’olive et de
laurier, il lui avait donné la recette du savon de Marseille et cette
confidence avait encore resserré leur relation.
Le soir, Ibn Rushd recevait des amis et Fer était
invité à rester avec eux. Maîtrisant désormais la langue arabe, il les écoutait
parler des auteurs grecs, comme Aristote, et découvrait qu’ils en savaient plus
que lui dans bien des domaines. Dès lors, les infidèles ne lui apparurent plus
comme des ennemis.
Tout séparait le jeune chevalier chrétien issu
d’une famille noble et marchande et le médecin âgé, juriste et musulman.
Pourtant l’estime qui régnait entre eux se changea vite en amitié.
L’ambassadeur du calife lui raconta sa vie. Son père, juge réputé, lui avait
enseigné la jurisprudence musulmane, l’art de soigner et les mathématiques.
Très jeune, déjà médecin et juriste, Ibn Rushd avait été convoqué à la cour de
Marrakech afin de réformer la législation en la rendant compatible avec le
Coran. Il était ensuite devenu grand cadi de Cordoue, puis médecin personnel du
calife pour qui il avait traduit Aristote. C’est le calife qui l’avait envoyé à
Damas pour conduire des négociations politiques et commerciales avec Saladin.
Le jour où ils embarquaient pour Marrakech, Ibn
Rushd avait annoncé à son esclave qu’il le laisserait dans une crique, près de
Saint-Jean-d’Acre. C’est ainsi que Hugues de Fer avait recouvré la liberté.
Quand il était arrivé à Acre, il avait appris que
Richard Cœur de Lion était retourné en Angleterre. N’étant plus capable de se
battre contre les musulmans, Hugues de Fer était rentré à Marseille. Il n’avait
pas pour autant oublié son ami et, depuis dix ans, ils s’écrivaient
régulièrement. Nombreux étaient les navires qui faisaient le voyage entre
Marseille et le Maroc, ou avec l’Espagne musulmane. Pourtant, depuis trois ans,
Fer n’avait plus reçu de lettres. Il s’était renseigné et avait appris que son
ami était tombé en disgrâce, qu’on avait brûlé ses livres et qu’il ne vivait
plus à Marrakech. Il en avait été profondément attristé, et sans nouvelles, il
en avait déduit qu’Ibn Rushd était mort.
La maison de Hugues de Fer était formée d’une tour
quadrangulaire, avec mâchicoulis et archères, et d’un corps de logis attenant,
construit sur des arcades, qui abritaient celliers, four à pain, moulin à
huile, cuisine et écurie.
Dans les grandes chambres de la tour logeaient ses
hommes d’armes, son écuyer, son bayle [11] , son commis d’écriture et la
plupart de ses serviteurs qui s’entassaient la nuit, sur des paillasses, avec
leur famille. Ces pièces, cloisonnées par des tentures, communiquaient par des
échelles. Seule celle du premier étage permettait un passage de plain-pied avec
la grande salle du corps de logis.
C’est là que toute la maisonnée prenait ses repas
et que le viguier recevait et rendait la justice. C’était une longue pièce à
trois travées en arcs d’ogive, soutenue par de gros piliers, et pavée de
grandes dalles couvertes de paille. Perpétuellement sombre, malgré d’étroites
fenêtres géminées à colonnettes, elle était aussi continuellement enfumée par
la cheminée et les falots à chandelles de suif.
L’ameublement se limitait à de grands bancs à
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