Mathilde - III
Mais leurs
cris sont ceux de sauvages et ce sont les mêmes que ceux que nous
poussions lorsque, ivres de pinard, nous sortions des tranchées
pour monter à l’assaut, tellement nous avions peur de mourir !
Je les entends encore et je peux vous dire que ce ne sont pas des
cris d’enfants. Ce sont ceux de la Mort !
Puis, bras ballants, elle le vit se mettre à pleurer
silencieusement.
Revenue de sa frayeur, Mme de La Joyette osa faire un pas en
avant et posa sa main sur son bras.
– Mon pauvre Gustave, dit-elle affectueusement.
Mais peut-être n’avait-elle pas su trouver les bons mots, car,
tout aussi soudainement qu’il s’était prostré, son beau-frère se
mit à courir en criant vers le manoir, la laissant carrément en
plan et toute désemparée.
– Quelle journée ! soupira Mathilde.
Sans s’en apercevoir, Mathilde s’était mise à marcher lentement
en mettant un pied devant l’autre et comme suivant une ligne droite
imaginaire. Ainsi qu’elle faisait enfant lorsqu’elle cherchait à
percer les énigmes du monde des adultes.
– Ça va, madame la comtesse ?
La voix du père Antonin, le cocher et homme à tout faire du
domaine malgré sa jambe laissée dans la boue de Verdun, la fit
sursauter.
– Euh, bien sûr, ça va, fit-elle d’une voix moins bien assurée
qu’elle l’eût souhaité.
– Ah bon ! fit le père Antonin en se détournant et du ton
de celui qui en avait vu bien d’autres.
– À propos, Antonin, l’interpella-t-elle distante après s’être
ressaisie et éclaircie la voix…
– Oui, madame la comtesse ? fit le père Antonin en revenant
sur ses pas.
– Est-ce que vous vous enivriez avant de monter à l’assaut de
l’ennemi ?
Le père Antonin écarquilla des yeux grands comme des soucoupes
et retira sa casquette informe pour se gratter le crâne.
– Pour sûr, madame la comtesse, finit-il par lâcher comme à
contrecœur après avoir replacé sa casquette.
– Même à Verdun ?
– Bien plus encore, madame la comtesse, répondit le père
Antonin. Quand on n’avait pas à bouffer, il y avait au moins à
boire et c’est grâce au pinard qu’on a tenu et qu’on a fini par la
gagner cette foutue guerre. Du pinard, on en a jamais manqué, pour
sûr ! De toute façon, fallait être saoul pour mettre le nez
hors de nos trous. À jeun, on aurait jamais pu, conclut-il d’un ton
las et en montrant de la main sa jambe artificielle.
Madame de La Joyette en avait entendu plus qu’elle ne pouvait.
Emplie d’indignation, elle se détourna sans un mot et se dirigea à
grands pas majestueux vers son manoir.
– Ivres, ils étaient ivres ! marmonnait-elle à intervalles
réguliers. Quelle honte ! C’est avec du courage et du cœur que
l’on gagne la guerre, pas avec du pinard ! Voilà pourquoi
cette affaire s’est éternisée…
Si cela ne l’avait mis en rage, elle en eût pleuré de désespoir
en songeant à son cher Charles-Auguste entraînant à l’assaut une
bande d’ivrognes dégénérés et analphabètes et se faisant tuer pour
eux.
Et ce sot de Gustave qui en était à confondre des cris d’enfants
avec ceux de bêtes sauvages.
Puis, son sens pratique reprenant le dessus, elle en conclut
que, tout compte fait, quoi qu’il en eût coûté et malgré la mort de
tant de bons et braves officiers comme feu son mari, il n’était pas
plus mal que de tels fauves se fussent fait élimer les crocs et les
griffes. Au moins la France avait-elle échappé au sort de cette
pauvre Russie et était-elle demeurée une société d’ordre.
2
Le mardi 14 novembre, Mme de La Joyette retrouva avec plaisir
son hôtel parisien de la rue Saint-Dominique car, outre le confort
moderne qu’il offrait en comparaison de la rusticité de son manoir,
c’était réellement le seul lieu où elle se sentait pleinement
maître chez soi. Certes, elle n’avait été que de passage sur son
domaine, mais elle n’avait pu s’empêcher de s’y sentir comme une
étrangère, et le moins qu’on pût dire était qu’elle n’y régnait pas
sans partage. Ce qui était dans l’ordre des choses puisqu’elle en
avait confié son administration à un régisseur auquel le mariage
avec une de La Joyette conférait un surcroît d’autorité.
Évidemment, Mathilde convenait que cela représentait également un
avantage certain car il ne fallait pas laisser la bride sur le cou
à ses gens au risque de les voir n’en faire qu’à
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