Mathilde - III
réapparaître brutalement dans
votre vie et j’ai d’abord voulu vous observer.
– Ce que vous dites là est proprement monstrueux, le
coupa-t-elle en s’essuyant délicatement les larmes de son mouchoir
de batiste.
– Peut-être, mais je ne pouvais pas être aveugle sur votre
intimité avec ce Russe qui était votre chauffeur, le colonel comte
Rozanov, Vassili je crois ?
– Je… je…, balbutia Mathilde troublée.
– Je n’ai aucun reproche à vous faire puisque presque tout le
monde me croyait mort. Pourtant – je me souviens précisément de la
date, le dimanche 23 janvier de l’année 1921 –, alors que me
trouvais au jardin des Tuileries comme chaque dimanche après-midi
dans l’espoir de vous croiser vous et mes filles, en vous voyant
vous promener avec cet homme, j’ai pris la décision de rester un
mort pour vous.
– Vous n’aviez pas le droit ! cria Mathilde en se
précipitant sur son mari pour marteler de ses poings sa poitrine,
puis elle s’effondra dans ses bras en pleurant de nouveau.
– Chut ! fit-il pour l’apaiser en l’étreignant.
– Les enfants ! s’écria soudain Mathilde en sursautant. Je
les ai oubliés !
– Rassurez-vous. J’ai demandé à Gustave de leur annoncer que
vous souhaitiez qu’ils rentrent au domaine et votre chauffeur
viendra vous rechercher demain en fin de matinée.
– Mais c’est insensé ! Vous n’avez même pas embrassé vos
filles et…
– Nous n’avons que cette nuit devant nous et demain vous devrez
à nouveau m’oublier car je devrai disparaître. Quant à mes filles,
si adorables, elles doivent encore ignorer mon existence. Elles ne
doivent pas savoir.
– Je vous retrouve donc pour vous perdre de nouveau et
Augustine et Augusta n’auront même pas connu la joie d’embrasser
leur père… Pourquoi tant de cruauté ?
Mathilde sentait sa raison chanceler.
– Pourquoi devriez-vous encore fuir ? lui demanda-t-elle en
levant son regard embué de larmes vers son mari. Quel crime
horrible auriez-vous commis, vous qui êtes la droiture même, pour
vivre ainsi en proscrit ?
– Laissez-moi vous expliquer, dit-il tendrement en la conduisant
jusqu’au sofa sans la lâcher des deux mains.
Mathilde, à la fois horrifiée et effarée, n’en croyait pas ses
oreilles. Son mari avait été abattu d’une balle dans dos alors
qu’il se tenait au plus près de la tranchée allemande. D’une balle
tirée par un lebel. Par bonheur, la courroie de cuir de son
baudrier l’avait empêchée de pénétrer trop avant et elle s’était
fichée auprès d’une vertèbre entre deux côtes sans atteindre aucun
organe vital.
L’officier allemand de la tranchée adverse, scandalisé de voir
un officier abattu de dos par un de ses propres soldats, le fit
transporter en toute hâte à l’hôpital de campagne et veilla
personnellement à ce que son ennemi reçût les soins les plus
attentifs et fût traité avec égard.
Transféré ensuite dans un hôpital militaire, Charles-Auguste
sympathisa avec le capitaine Marchal grièvement blessé à la face.
Au début de l’année 1917, ils se retrouvèrent tous deux dans le
même camp d’internement pour officiers, mais le capitaine Marchal
ne supportait pas d’être défiguré et il mit fin à ses jours.
Songeant alors à s’évader, Charles-Auguste subtilisa les papiers
d’identité militaire de son camarade, puis il renonça à son projet,
ses réflexions l’ayant conduit à s’interroger sur les raisons de
cette guerre qui n’était qu’un gigantesque massacre et dont il ne
percevait plus le sens. En tout cas, pour ce qui le concernait,
ayant été touché par une balle française, il avait perdu la haine
du Boche et ne voyait aucune raison de retourner au combat pour
tuer des Allemands qui, eux aussi, étaient les victimes
involontaires de toute cette boucherie.
Lorsque éclata la révolution allemande qui allait engloutir le
Reich allemand, il était interné depuis peu dans un camp situé près
de la ville de Kiel dont les marins se mutinèrent et formèrent des
« soviets » à la mode russe dans les tout premiers
jours de novembre 18.
Étrangement, malgré son rang et toute son éducation
traditionnelle, Charles-Auguste songea qu’une telle révolte était
le meilleur moyen de mettre fin à une guerre et que les soldats des
deux camps eussent dû agir ainsi dès le début du carnage pour y
mettre fin. Et il vit sous un autre angle l’action de son oncle qui
avait fait
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