Mémoires de 7 générations d'exécuteurs
mesures étaient prises pour la délivrance du roi pendant le trajet du Temple à la place de la Révolution, et qu’à la moindre résistance que lui, Sanson, voudrait y faire, il tomberait percé de mille coups. D’autres, sans recourir ainsi à la menace, revêtaient au contraire la forme des objurgations les plus suppliantes. On l’adjurait de se joindre aux libérateurs de la victime, de traîner l’exécution en longueur pour donner le temps à des hommes bien déterminés qui devaient se trouver dans la foule de rompre les rangs de la milice et d’enlever le roi de dessus l’échafaud.
Ce dernier moyen, que mon grand-père ne regardait ni comme impossible ni comme improbable, était le seul qui lui laissât une lueur d’espoir. Comme il traversait la salle à manger pour se rendre dans l’appartement où se tenait sa femme, il vit la table dressée pour l’anniversaire qu’on devait célébrer ; des fleurs, des fruits, des pâtisseries la décoraient et attestaient le soin avec lequel ma grand’mère conservait le doux souvenir de leur union. Avant d’entrer chez elle, il lui sembla entendre le bruit de deux voix d’hommes qui réclamaient du secours. Il poussa vivement là porte et aperçut mon père et un jeune homme qu’il ne connaissait point, occupés à faire revenir ma grand’mère qui était tombée profondément évanouie.
Ce jeune homme, qui venait d’arriver, n’ayant-point trouvé Charles-Henry Sanson, avait demandé à parler à son fils, et introduit près de lui, en présence de ma grand’mère, il avait révélé, dès les premiers mots de l’entretien, le terrible secret de la journée. C’était encore un libérateur qui venait pour le roi ; poussant le dévouement plus loin que tous les autres, il s’offrait à mourir à sa place, si on pouvait lui procurer des vêtements exactement semblables, de manière qu’une substitution pût s’opérer sur l’échafaud sans que la foule s’en aperçût. Cette chevaleresque utopie, toute sincère qu’elle fût, n’était même pas discutable ; il en était ainsi des projets de délivrance durant le trajet, qui cherchaient un point d’appui dans la coopération de mon grand-père ; car ce n’était pas lui qui serait chargé cette fois, comme pour les condamnés ordinaires, de conduire le condamné au supplice.
Quand ma grand’mère fut revenue de son évanouissement, on congédia le visiteur en lui faisant comprendre l’impossibilité de son généreux sacrifice et en émettant l’espoir que la providence daignerait choisir d’autres voies pour le salut de l’illustre victime. Maintenant que la fatale nouvelle était connue, il ne pouvait plus être question de l’anniversaire projeté. On fit enlever ces modestes agapes et, pendant que le captif du Temple, à ses mortelles vigiles rompait le pain et buvait le vin de la dernière cène au fond d’une prison, celui qui devait être le lendemain son meurtrier jeûna ainsi que sa famille de parias dans la prière et les larmes.
Ma grand’mère tomba affaissée comme une seconde madone sur son prie-Dieu, au pied du grand Christ ; elle y passa toute la nuit dans le recueillement et la méditation, n’entendant que le pas de son époux qui faisait crier le plancher en marchant de long en large dans la pièce à côté.
Mon père seul se jeta un instant tout habillé sur son lit ; mais il ne dormit que quelques instants d’un sommeil agité et obsédé de visions. Enfin l’aube parut ; les tambours battaient le rappel pour inviter les sections à s’armer, chacune devait fournir un bataillon pour cette lugubre cérémonie. Mon père faisait justement partie de celui qui était commandé dans notre section. Dans le fond, il ne le regrettait point, car c’était un moyen de se prononcer si l’occasion s’en présentait, et, dans tous les cas, cela l’associait aux périls que pouvait courir son père dans cette cruelle journée. Il revêtit donc son uniforme et descendit près de Charles-Henry Sanson qui, de son côté, s’apprêtait à partir accompagné de Charlemagne Sanson et d’un autre de ses frères, qui n’avaient pas voulu l’abandonner dans un pareil moment. Tous les trois étaient armés jusqu’aux dents sous d’épaisses houppelandes boutonnées jusqu’au col et qui les enveloppaient complètement.
Lorsqu’il fallut se séparer, ma grand’mère fondit en larmes et mon père et mon grand- père eurent beaucoup de peine à
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