Mémoires de 7 générations d'exécuteurs
je le disais tout à l’heure, avait donc considérablement amoindri son enthousiasme patriotique pour la Révolution.
Du reste, il vivait ainsi que son fils, mon père déjà âgé de vingt-sept à vingt-huit ans, aussi en dehors que possible des événements. Cela est tellement vrai, que le 10 août 1792, on ignorait le matin, dans ma famille, l’attaque du château des Tuileries.
Mon père s’était rendu ce jour-là pour déjeuner chez son oncle Louis-Cyr-Charlemagne Sanson, exécuteur de la Prévôté de l’hôtel du roi, qui ne savait pas davantage que sa charge sombrait à cet instant dans le naufrage de la royauté. Je laisse ici la parole à mon père pour quelques incidents dont il a tracé lui-même un récit auquel je ne veux me permettre de rien changer :
« Après le repas, dit-il dans ce récit, j’avais ouvert la fenêtre pour renouveler l’air, je crus apercevoir dans la rue un attroupement considérable ; mais comme l’appartement était au quatrième étage, je ne distinguais pas bien ce que c’était. Cependant je voyais au milieu de la foule un tout jeune homme qui élevait quelque chose en l’air au bout d’un bâton. Ma tante qui était venue me rejoindre à la fenêtre s’écria aussitôt.
— Grand Dieu ! c’est une tête.
Ce cri nous glaça d’effroi et d’épouvante et nous voulûmes savoir de suite quel malheur venait d’arriver. Mais à peine avions-nous eu le temps de la réflexion qu’un groupe plus nombreux encore nous apparut poursuivant un jeune homme que nous reconnûmes pour un Suisse de la caserne Poissonnière. Le malheureux fuyard avait quelque avance et semblait chercher d’un œil anxieux une issue pour s’échapper. J’avoue que mon oncle et moi ne fûmes pas très prudents, mais je ne pus réprimer le premier mouvement de compassion que je ressentis, et je dis à mon oncle que nous ne pouvions laisser ainsi massacrer cet homme sous nos yeux et, pour ainsi dire, à la porte de notre maison. Malgré les supplications de ma tante et les représentations de la société, mon oncle et moi nous descendîmes en toute hâte et nous ouvrîmes sur-le-champ la porte de la maison.
— Que voulez-vous faire à ce jeune homme, dis-je à ceux qui s’étaient le plus approchés, et que vous a-t-il fait ?
— Mais, messieurs, répondit un homme à face patibulaire, on tue tous les Suisses.
— Et pourquoi cela ?
— Mais vous ne savez donc pas ? „
— Non, je ne sais rien, si ce n’est que ce jeune homme ne vous a rien fait et que vous voulez l’assassiner. C’est horrible, je ne connais que cela.
— C’est égal, s’écrièrent-ils, il faut le tuer. Ses camarades en ont tué bien d’autres aux Tuileries.
— C’est ce que j’ignore, répondis-je avec une contenance ferme ; mais vous ne tuerez pas celui-ci qui ne vous a rien fait.
Tout en discourant ainsi mon oncle et moi étions parvenus à nous mettre devant le pauvre Suisse qui, voyant que nous le défendions, se pressait contre nous. Deux des plus grands et des plus hardis de la bande s’avançaient déjà pour le saisir, mais je les repoussai vivement et, pendant ce temps-là, mon oncle, qui n’était pas resté oisif, le faisait entrer par la porte, que nous eûmes l’adresse et le bonheur de refermer sur le nez des égorgeurs.
La maison, située rue de Beauregard, donnait sur un passage qui communiquait rue de Cléry dans la boutique d’un boucher. Nous pûmes échapper par là et conduire notre fugitif, sur sa demande, au corps-de-garde de la section de Bonne-Nouvelle qui était, à cette époque rue de Bourbon-Villeneuve, près la cour des Miracles. Après l’avoir déposé là en sûreté, nous nous fîmes reconduire par douze hommes du poste, bien armés, qui dissipèrent sans peine le rassemblement qui s’était formé devant notre maison et ne parlait de rien moins que d’enfoncer la porte pour reconquérir sa proie.
C’est l’escorte qui nous reconduisit, qui nous apprit les événements de la matinée : la prise des Tuileries et le massacre des Suisses.
On a bien raison de dire que les choses les plus tristes ont toujours un côté plaisant. Cette journée si tragiquement commencée se termina par un incident presque burlesque. Mon oncle et moi nous trouvâmes à notre retour un de nos parents, qui arrivait de la province pour passer quelques jours à Paris, et que ma tante avait fort effrayé en lui racontant ce qui venait de se passer. Le
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