Milena
chères amies, d’être
si rarement venue vous voir. Mais maintenant, je crois que cela va aller mieux. »
Se retrouvant dans le cercle de ses amies tchèques, emportée par la joie et la
reconnaissance, Milena déployait tout son charme. Moi, le « petit être
prussien », je me tenais quelque peu à l’écart, les regardais rire, appréciant
cette étrange atmosphère, me sentant comme transportée dans la société que
fréquentait Milena à Prague, son milieu originel. Avoir des amis, c’était là ce
que Milena désirait avant tout. Elle écrivit un jour à ce propos : « Lorsqu’on
a deux ou trois personnes, que dis-je, lorsqu’on a une seule personne avec
laquelle on peut se montrer faible, misérable, rabougri et qui, pour autant, ne
vous fera pas souffrir, alors on est riche. L’indulgence, on ne peut l’exiger
que de celui ou celle qui vous aime, mais jamais d’autres gens et surtout
jamais de soi-même [73] . »
La fin de Milena
L’hiver 1943-1944 fut une époque épouvantable à Ravensbrück.
Sans doute étions-nous au courant de ce qui se passait sur les champs de
bataille, nous savions que l’étoile d'Hitler pâlissait ; mais les forces
de nombre d’entre nous se dérobaient ; pour survivre, beaucoup auraient dû
échapper à cet enfer dans les semaines, voire les jours à venir. Et pourtant, nous
devions tenir, attendre sans pouvoir entreprendre quoi que ce soit, et assister,
impuissantes, à la disparition quotidienne de nouvelles victimes.
Les premières années d’existence du camp, le sieur Wendland,
qui dirigeait une entreprise de transports à Fürstenberg, venait chercher les
morts du camp de concentration dans son corbillard campagnard, tiré par des
chevaux. Plus les détenues mouraient, et plus le commerce de M. Wendland
florissait. Il s’acheta un corbillard automobile. Mais en construisant le
premier four crématoire, les SS prirent à leur propre compte le soin de leurs
morts. À quoi bon des cercueils ? Il suffisait de caisses avec des
couvercles plats. Et pourquoi, alors que l’on manquait tellement de place, un
mort aurait-il eu besoin d’un cercueil pour lui tout seul ? Ils étaient si
maigres, il y avait assez de place pour deux dans une caisse ! Auparavant,
quatre détenues travaillant à l’infirmerie accompagnaient les mortes à leur
dernière demeure, franchissant en sa compagnie la porte du camp ; mais
dorénavant, il en mourait plus de cinquante par jour, on empilait les caisses l’une
sur l’autre sur un véhicule à plate-forme, et la « colonne des morts »
les conduisait au four crématoire.
Au cours de cet hiver, l’état de santé de Milena s’aggrava
dangereusement. Sa capacité de résistance, ses défenses étaient brisées. Craignant
qu’on ne lui administre une piqûre mortelle ou qu’on ne la verse dans un
transport de malades, elle se traînait au travail. Mais elle finissait toujours
par s’effondrer. Elle souffrait tout particulièrement de la perte de sa vigueur
morale. Elle se méprisait parce qu’elle était de plus en plus souvent prête à
faire des compromis, parce qu’elle avait perdu la force de vivre sans
compromission. Elle disait souvent qu’elle allait mourir. « Je ne
survivrai pas au camp, je ne reverrai jamais Prague… Si au moins c’était le
père Wendland qui était venu me chercher, il avait l’air si bon enfant avec sa
veste paysanne. »
Après l’arrestation du D r Rosenthal, un nouveau
médecin SS arriva à Ravensbrück, le D r Percy Treite, dont la mère
était anglaise. On lui adjoignit par la même occasion quelques femmes médecins
qui étaient détenues. L’infirmerie, du coup, parut moins sinistre. Le D r Treite se distinguait de ses prédécesseurs par ses bonnes manières, son
attitude était tout à fait propre à éveiller la confiance. Cette impression se
trouva renforcée par sa décision de faire installer une baraque destinée aux
mères et aux nourrissons. C’était signe que, dorénavant, les enfants nés à
Ravensbrück devaient rester en vie. Mais il fallait, pour cela, de quoi les
nourrir et le D r Treite demanda au commandant du camp de mettre à sa
disposition du lait pour les nourrissons dans la mesure où leurs mères, sous-alimentées,
n’étaient pas en état de les nourrir. Cela partait, de sa part, d’une bonne
intention, mais le commandant du camp refusa sans détour. Il n’y eut pas de
lait et tous les nourrissons moururent de faim. Il est difficile de dire
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