Milena
prudentes allusions qu’il y faisait que Honza s’était échappée
de chez lui et que les choses étaient loin d’aller toutes seules chez ses différents
parents nourriciers. Mais il est une chose que Milena ne savait pas. C’est l’admiration
sincère qu’en dépit de tout son père vouait à l’enfant, à la fermeté de son
caractère et à son courage – car la Gestapo elle-même n’était pas parvenue à
faire parler Honza.
Milena me montra la dernière lettre de son père qui disait
tout le souci qu’il se faisait, mais exprimait aussi la réelle affection qui l’attachait
à sa fille. Elle dit : « L’amour que voue mon père à sa propre chair
et à son propre sang s’est souvent exprimé d’une étrange façon… Mais que
pouvons-nous y faire, c’est un tyran… » Puis elle parla de ses bons côtés,
rappelant son attitude remarquable lorsque les Allemands avaient envahi Prague.
Mais c’étaient aussi pour elle de beaux souvenirs de jeunesse qui se
rattachaient à lui. Il était passionné de ski et lui enseigna très tôt ce sport
très peu pratiqué encore à l’époque par les femmes, l’emmenant avec lui pour de
superbes randonnées. C’était tout un cortège de jeunes gens, ses étudiants, auquel
s’ajoutait le plus souvent son vieil ami, le conseiller Matuš, que Jan Jesensky
conduisait à travers les paysages magnifiques de la forêt bohémienne déserte.
« Me voyant comme je suis maintenant – et Milena désigna le bas de son
corps d’un geste de la main – tu auras du mal à le croire : mais il fut un
temps où j’étais l’une des meilleures skieuses… Je m’y suis encore essayée, même
avec mon genou raide… »
Comme nous faisions demi-tour au bout de l’allée du camp, nous
aperçûmes avec effroi le chef de la mobilisation du travail Dittmann qui
fonçait sur nous. Il se mit à hurler de loin : « Qu’est-ce que vous
faites à vous promener pendant les heures de travail ? » Il me
connaissait de l’époque où je travaillais au bureau de la surveillante-chef et
connaissait parfaitement mes « crimes ». « Pourquoi ne
participez-vous pas à la “mobilisation du travail” ? » siffla-t-il, et
son visage, que distinguait la boule qu’il avait sur une joue, s’empourpra.
« Je suis malade et ai été affectée au service intérieur », répondis-je
– c’est le seul mensonge qui me vint à l’esprit. Dieu soit loué, il laissa
Milena tranquille, car elle portait un brassard. « On dirait que cela fait
longtemps que vous n’êtes pas allée au bunker ? Allons, au bureau du
travail, et vite ! Sinon, ça va chauffer ! » Puis il nous tourna
le dos et partit en faisant claquer ses bottes à revers.
Lorsque j’arrivai au bureau de la « mobilisation du
travail », Dittmann ne renonça pas au plaisir de me convoquer dans la
pièce où il officiait, de me menacer de faire un rapport sur mon compte ; puis
il m’ordonna, en guise de punition, d’aller aussitôt travailler « à la
chaîne » à l’atelier de couture n°1. « Présentez-vous à l’Oberschar-führer
Graf ! Je l’aviserai par téléphone ! Rompez ! »
*
Le 10 août 1943, Milena reçut l’hommage de ses amies
tchèques. Comme si elles avaient pressenti que cela serait son dernier
anniversaire, elles organisèrent une véritable fête. S’entourant de toutes les
précautions imaginables, elles couvrirent une table de cadeaux dans la pièce de
service d’une baraque dont la Blockälteste était tchèque. Toutes celles
qui aimaient Milena étaient rassemblées là : Anička Kvapilová, Tomy Kleinerová,
Nina la danseuse, Milena Fischerová l’écrivain, Hanna Feierabendová, Manja Opočenská,
Manja Svediková, Bertel Schindlerová et d’autres dont j’ai oublié le nom. On
alla chercher celle que ces festivités visaient à honorer et elle s’avança vers
la table où étaient disposés les tendres présents : de petits morceaux d’étoffe
où étaient brodés des matricules de détenues, de minuscules petits cœurs d’étoffe
portant le nom de Milena, de petites figures sculptées dans des manches de
brosses à dents et… des fleurs introduites clandestinement dans le camp.
Milena, qui était déjà très malade et trop faible pour
entretenir un contact amical avec nombre d’entre elles, dit, émue jusqu’aux
larmes : « En voilà une surprise ! Moi qui croyais que vous n’étiez
plus mes amies, que vous m’aviez oubliée. Pardonnez-moi,
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