Milena
expérience soviétique, tel que je devais le lui
livrer jour après jour ; elle me posait aussi des questions qui m’obligeaient
à remonter aux origines de mon engagement politique. « Combien de temps
as-tu vraiment fait confiance au parti communiste ? » me
demanda-t-elle un jour, interrompant mon récit. « Combien de temps as-tu
été convaincue que le Parti et le Komintern avaient vraiment l’intention de
promouvoir sur terre des conditions politiques et économiques garantissant à
tous les hommes le travail, le pain et la liberté ? » Je fis
travailler ma mémoire et le souvenir de mes premiers doutes à l’encontre du
communisme me revint très vite ; ces doutes, c’est dès les années vingt
que je les avais connus, à de nombreuses reprises, mais, mue par mon élan vers
le fidéisme politique, je les avais toujours refoulés. Nous fûmes d’accord pour
constater – car Milena avait aussi, pendant un temps, succombé à la doctrine du
salut communiste – que le communiste a une aptitude particulière à inventer des
excuses à toutes les erreurs patentes que commet le Parti, à tous ses
manquements à son programme initial ; ce n’est donc que quand le Parti a
profondément heurté ses sentiments qu’il finit par admettre que le communisme
repose sur le mensonge et trouve la force de s’en détourner. C’est ainsi que
nous entreprîmes d’examiner ensemble les racines du mal communiste.
Milena n’était jamais allée en Russie soviétique. Mais elle
avait quitté le Parti communiste tchécoslovaque dès l’annonce des événements de
l’année 1936, du premier procès de Moscou. À partir de ce moment, elle consacra
son attention de journaliste aux horreurs qui se déroulaient dans l’URSS de
Staline, aux grandes purges ; dans un de ses articles, évoquant les
informations mensongères que diffusait Radio-Moscou, elle posait aux
communistes russes la question suivante : « Pourrions-nous savoir ce
que sont devenus les nombreux communistes tchèques, les simples travailleurs de
notre pays qui sont partis en Russie soviétique depuis des années ?… Se
pourrait-il que nous finissions par apprendre, au bout du compte, que la
majorité d’entre eux est en prison ? – car c’est bien de cette façon, poursuivait-elle,
que le pouvoir soviétique traite ceux qui ont été assez insensés pour croire qu’être
communiste est synonyme de l’expression : se trouver sous la protection
soviétique. » Évoquant le triste sort des communistes allemands émigrés en
Tchécoslovaquie, elle concluait ainsi son article : « Il y a parmi
eux des gens auxquels je voue la plus grande estime et d’autres auxquels je
voue le plus profond mépris. Mais, quelle que puisse être l’aversion que m’inspire
tel ou tel, elle ne sera jamais assez grande pour que je puisse souhaiter à l’un
d’entre eux d’être aujourd’hui accueilli dans la “patrie du prolétariat mondial”. »
Sa connaissance des conditions inhumaines prévalant alors
dans la « patrie du prolétariat mondial » était purement théorique ;
je ne fus donc pas surprise par la vive curiosité avec laquelle elle accueillit
mon récit. Que savait-on en effet à l’Ouest, en 1940, des arrestations en masse
et des camps d’esclaves en URSS ? Milena comprit aussitôt l’importance du
témoignage direct que je lui fournissais ; cela faisait tout juste une
semaine que nous nous connaissions qu’elle me soumettait déjà son plan :
« Quand nous aurons retrouvé la liberté, me dit-elle, nous écrirons un
livre ensemble. » Dans son imagination mûrissait le projet d’un ouvrage
sur les camps des deux dictatures, avec leurs appels, matin et soir, leurs
colonnes de détenus en uniforme, marchant au pas, la réduction à l’état d’esclaves
de millions d’êtres humains – d’un côté au nom du socialisme, et de l’autre
pour le plus grand profit de la race des seigneurs.
Le titre du livre devait être : l’Époque des camps
de concentration. Lorsqu’elle me fit cette proposition, je demeurai
interdite. Écrire un livre ! Quelle image de moi Milena avait-elle donc ?
Moi qui n’étais pas capable de coucher une seule ligne sur le papier ! Mais
Milena, tout à son enthousiasme pour ce projet, ne remarqua rien de mon trouble.
Elle en était déjà à me décrire la forme que prendrait notre collaboration :
« Toi, tu écriras, dans la première partie, tout ce que tu m’as raconté ;
la
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