Milena
c’étaient ses codétenues
politiques, au premier chef les communistes si à cheval sur la discipline, qu’irritait
continuellement son comportement. Je me souviens d’un appel du soir, au
printemps. De l’autre côté du mur du camp, les arbres commençaient tout juste à
verdir. Une brise tiède chargée de senteurs parvenait jusqu’à nous. Tout était
silencieux. Milena en avait totalement oublié tout ce qui était appel, camp de
concentration, peut-être s’était-elle évadée en rêve dans quelque parc de la
banlieue de Prague, parmi les crocus fleurissant sur les pelouses. Tout à coup,
elle se mit à siffler pour elle-même une chansonnette… Une explosion de colère
secoua les communistes qui se trouvaient autour d’elle ! Milena constata
amèrement : « Elles ont la vie facile, elles ; elles sont nées
avec une âme de détenues, elles ont la discipline chevillée au corps ! »
Une autre fois, pendant l’appel au travail, elle avançait au
pas, avec les autres, sur l’allée qui traverse le camp. Je m’étais postée sur
le bord pour la saluer d’un signe de tête. Elle m’aperçut, arracha le fichu
blanc réglementaire qu’elle portait sur la tête et l’agita au-dessus d’elle en
riant, à la plus grande stupéfaction des détenues et l’ébahissement des SS.
La haine des communistes à l’égard de Milena avait d’autres
racines encore. Dès le début, lorsque nous commençâmes à nous rencontrer
régulièrement à la promenade, pour une petite demi-heure, les communistes
tchèques jetèrent un regard réprobateur sur notre amitié. J’avais, bien entendu,
raconté à Milena l’interrogatoire que m’avaient fait subir les communistes
allemandes et je craignais que la même chose ne lui arrivât. C’est pourquoi je
fus très surprise lorsque Milena m’apprit qu’en dépit de sa rupture avec le PC,
elle n’était pas traitée par les communistes tchèques comme une traîtresse ;
bien au contraire, celles-ci s’empressaient autour d’elle et lui avaient même
procuré un travail facile à l’infirmerie du camp. Ça n’avait pas été un
problème, pour elles, de l’affecter à ce poste : c’est qu’à Ravensbrück, contrairement
à d’autres camps où les droits communs tenaient le haut du pavé, les chefs des
SS se facilitaient la tâche en mettant en place une sorte d’autogestion parmi
les détenues, un système dont les politiques constituaient l’ossature. On
donnait aux prisonniers ce qu’on appelait des « postes ». Ainsi se
constitua une couche privilégiée, une sorte de caste de « notables ».
Les SS désignaient des coursiers, des Blockälteste, des détenues instructrices
dont la tâche était de répartir le travail, des employées de bureau pour l’administration
du camp, des infirmières et même, plus tard, des médecins – ainsi, bien sûr, qu’une
police du camp. Les détenues qui occupaient de telles fonctions se trouvaient, en
un sens, coincées entre le pouvoir SS et la masse des esclaves qui travaillaient.
Elles pouvaient, à ce titre, agir de façon décisive en faveur de leurs codétenues
– et beaucoup faisaient de leur mieux – pour atténuer les tourments de la vie
au camp ; mais elles pouvaient aussi – et cela n’arrivait, malheureusement,
que trop souvent – s’identifier à leurs oppresseurs, avec les SS. Le nombre des
détenues croissant sans cesse, les SS avaient besoin de toujours plus de
prisonnières pour remplir ces fonctions dans l’administration du camp ; ils
étaient tout disposés à prendre en considération les propositions émanant des
détenues, car celles-ci en savaient beaucoup plus long sur les qualifications
professionnelles de leurs camarades qu’eux-mêmes. Bien entendu, les communistes
de Ravensbrück attribuaient, presque exclusivement les bons emplois à leurs
camarades. Il était donc d’autant plus surprenant qu’elles aident une ennemie
politique, et cela témoignait du rayonnement de la personnalité de Milena.
Mais l’amitié que me vouait Milena finit par dépasser les
bornes pour les communistes. Leurs porte-parole, Palečková et Ilse Machová,
allèrent lui parler, lui demandant si elle savait que j’étais une trotskiste
qui répandait des mensonges infâmes sur le compte de l’Union soviétique. Milena
les laissa déverser leur haine et répliqua qu’elle avait déjà eu l’occasion de
se faire par elle-même une opinion sur mon témoignage concernant
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