Moi, Claude
présent que tous désirent, excepté lui. »
« Bégayant, gloussant, bronchant, la lèvre toujours dégouttante, il ira vers sa grandeur servile. »
« Mais, muet et absent, dans dix-neuf siècles, Clau-clau-clau parlera. »
Puis le Dieu rit par la bouche de la Sibylle, bruit harmonieux mais terrible : ho ! ho ! ho ! Je m’inclinai profondément, me détournai en hâte et m’enfuis en trébuchant : je dégringolai l’escalier à plat ventre, la tête en bas, me tailladant le front et les genoux : enfin je me trouvai dehors, poursuivi par le rire formidable.
Maintenant, devin exercé, historien de métier, et ayant eu comme prêtre l’occasion d’étudier les Livres Sibyllins révisés par Auguste, je suis capable d’interpréter ces vers avec quelque assurance. Par « malédiction punique », la Sibylle entend évidemment la destruction de Carthage qui nous a valu pendant longtemps la malédiction divine. Nous avions juré amitié et protection à Carthage au nom de nos principaux dieux, y compris Apollon ; puis, jaloux de la voir se remettre aussi rapidement des désastres de la seconde guerre punique, nous avons manœuvré pour l’attirer dans la troisième, détruit la ville de fond en comble, massacré ses citoyens et semé du sel dans ses champs. « Les cordons de la bourse », c’est évidemment cette folie de l’argent qui étouffe Rome depuis qu’elle a détruit sa plus redoutable concurrente et s’est rendue maîtresse de toutes les richesses de la Méditerranée. Avec les richesses sont venus la paresse, l’avidité, la cruauté, la malhonnêteté, la lâcheté, la mollesse et tous les autres vices antiromains.
Ce qu’était ce présent souhaité par tous excepté par moi – et qui vint en effet juste dix ans et cinquante-trois jours plus tard – vous le verrez en temps voulu. Quant aux mots « Claude parlera », ils m’ont intrigué pendant des années, mais je crois que je les comprends enfin. Ils me donnent, je pense, l’ordre d’entreprendre cet ouvrage. Quand il sera écrit, je le traiterai par un liquide préservatif, le scellerai dans un coffre de plomb et l’enterrerai profondément dans le sol pour que la postérité le retrouve et le lise. Si mon interprétation est correcte, il sera découvert à peu près dans mille neuf cents ans. Alors tous les autres auteurs dont les œuvres auront survécu paraîtront hésitants et bègues, puisqu’ils n’écrivent que pour le présent, et avec réserve ; mais mon histoire à moi dira clairement et hardiment la vérité.
Peut-être, en y réfléchissant, ne prendrai-je pas la peine de la sceller dans un coffre de plomb : je la laisserai traîner, tout simplement, car mon expérience d’historien m’a montré que les documents se conservent plutôt par hasard que par intention. Apollon a fait la prophétie : je laisserai Apollon prendre soin du manuscrit. Comme vous voyez, j’écris en grec, parce que je crois que le grec sera toujours la langue littéraire du monde, et si Rome doit pourrir comme l’a dit la Sibylle, sa langue ne pourrira-t-elle pas avec elle ? Le grec, d’ailleurs, est la langue même d’Apollon.
Quelque temps après la mort d’Auguste, un ouvrage unique de sa bibliothèque historique privée me tomba entre les mains. Il était intitulé : Curiosités sibyllines, ou prophéties incluses dans le canon original et rejetées comme apocryphes par les prêtres d’Apollon. Les vers étaient de la belle écriture d’Auguste lui-même, avec les fautes d’orthographe caractéristiques qu’il faisait au début sans le vouloir et auxquelles il mit ensuite un point d’honneur. La plupart, évidemment, n’ont jamais été dictés par la Sibylle, ni pendant ses extases ni autrement, mais composés par des gens qui voulaient exalter leur propre gloire et celle de leurs maisons, ou ruiner des maisons rivales en attribuant une origine divine aux prédictions fantaisistes qu’ils lançaient contre elles. La famille des Claudes paraît avoir été particulièrement féconde en faux de ce genre. Cependant je trouvai une ou deux pièces d’un archaïsme respectable et d’inspiration vraisemblablement divine, mais qu’une signification trop claire et menaçante avait évidemment fait exclure du canon par Auguste, dont la parole faisait loi parmi les prêtres d’Apollon.
Je ne possède plus ce petit livre. Mais je me rappelle presque mot à mot la plus mémorable de ces prophéties en
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