Moi, Claude
Orient combattre les Parthes, renoua ses relations avec Cléopâtre, ce dont Auguste se montra fort chagrin. Il le fut davantage encore l’année suivante, lorsque Octavie, partie retrouver Antoine avec les hommes et l’argent dont il avait besoin, reçut de lui à mi-chemin une lettre des plus méprisantes. Antoine lui ordonnait froidement de rentrer au logis et de s’occuper de son ménage, mais il acceptait les hommes et l’argent.
Livie, au fond, fut enchantée de l’incident. Il y avait longtemps qu’elle cherchait à provoquer des malentendus entre Auguste et Antoine : Octavie les apaisait toujours. Au retour de celle-ci, elle demanda à Auguste d’inviter sa sœur à quitter le logis d’Antoine et à s’installer auprès d’eux. Octavie refusa : elle n’avait pas confiance en Livie ; d’ailleurs elle tenait à ce qu’on ne pût lui imputer en rien la guerre qui menaçait. Enfin Antoine, poussé par Cléopâtre, envoya à Octavie une lettre de répudiation et déclara la guerre à Auguste. Ce fut la dernière des guerres civiles – le duel à mort des deux derniers survivants après la mêlée générale dans l’arène du monde. Le duel fut court. Antoine, battu à Actium, se réfugia à Alexandrie et s’y tua : Auguste s’empara de ses conquêtes et resta, comme le voulait Livie, seul maître du monde romain.
Auguste régnait sur le monde, mais Livie régnait sur Auguste. Il est temps que j’explique l’ascendant extraordinaire qu’elle exerçait sur lui. On s’est toujours étonné qu’ils n’eussent pas d’enfants : Livie, en effet, avait déjà donné des preuves de sa fécondité ; quant à Auguste, il passait pour avoir au moins quatre enfants naturels, sans parler de sa fille Julie. On savait, d’autre part, qu’il aimait passionnément ma grand-mère. La vérité est difficile à croire : le mariage ne fut jamais consommé. Auguste, bien que normal vis-à-vis des autres femmes, se trouvait devant ma grand-mère aussi impuissant qu’un enfant. Je ne vois à cela qu’une explication plausible : Auguste, en dépit des crimes auxquels l’ont entraîné les circonstances, était un homme foncièrement religieux. Son mariage, il le savait, était impie, et cette idée l’affectait nerveusement au point de paralyser sa chair.
Ma grand-mère, qui cherchait en lui un instrument de son ambition plutôt qu’un amant, se trouva en somme fort bien de son impuissance, où elle vit un moyen de lui imposer sa volonté. Elle lui reprochait sans cesse de l’avoir arrachée à mon grand-père. Quel marché de dupe elle avait fait ! Cet amant si passionné n’était pas même un homme : le premier charbonnier, le premier esclave venu valaient mieux que lui. Il n’était bon qu’à embrasser, à tripoter, à rouler des yeux comme un chanteur eunuque. En vain Auguste protestait-il qu’auprès des autres femmes il était un Hercule. Tantôt elle refusait de le croire, tantôt elle l’accusait de gaspiller avec d’autres ce qu’il lui refusait à elle. Cependant, afin d’éviter le scandale, elle fit semblant d’être enceinte de lui et simula une fausse couche. Je tiens ces détails d’une fille de chambre de ma mère, qui avait servi ma grand-mère étant enfant et surpris des conversations qu’on la jugeait trop jeune pour comprendre. La chose me paraît d’ailleurs vraisemblable, et les paroles de la Sibylle : « Sa femme, sans l’être », confirment mon explication.
La honte et le désir inassouvi firent plus pour attacher Auguste que des étreintes journalières et une douzaine de beaux enfants. Livie prenait le plus grand soin de la santé et du bien-être de son mari ; n’étant insatiable que de pouvoir, elle lui restait fidèle. Auguste lui en savait gré au point de se laisser diriger par elle dans toutes ses entreprises publiques ou privées.
J’ai entendu dire en confidence par de vieux officiers du palais qu’après son mariage avec ma grand-mère Auguste n’avait jamais regardé une autre femme. Cependant toutes sortes d’histoires couraient à Rome sur ses intrigues avec les femmes et les filles des notables, et après sa mort Livie expliquait couramment son influence sur lui en disant que non seulement elle lui était fidèle, mais qu’elle ne se mêlait jamais de ses autres amours. Je crois qu’elle inventait elle-même beaucoup de ces potins pour avoir quelque chose à reprocher à Auguste. Pourtant il est un fait que j’ai tu
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