Moi, Claude
elle l’avait épousé en secondes noces, après son divorce avec mon grand-père. Celui-ci appartenait comme elle à la famille Claudia, une des plus anciennes de Rome. Les vieilles gens chantent encore parfois une ballade populaire dont le refrain dit que l’arbre des Claudes donne deux sortes de fruits : la pomme douce et la pomme aigre, mais que les aigres l’emportent sur les douces. Dans l’espèce aigre, la ballade range Appius Claudius le Vaniteux, qui mit Rome sens dessus dessous en abusant d’une jeune fille libre du nom de Virginie – puis Claudius Drusus qui, en pleine République, voulut se faire nommer roi de toute l’Italie – enfin Claude le Beau qui, comme les poulets sacrés refusaient de manger, les jeta à la mer en s’écriant : « Alors qu’ils boivent ! » et perdit ainsi une grande bataille navale. À l’espèce douce appartiennent Appius l’Aveugle, qui détourna Rome d’une alliance dangereuse avec le roi Pyrrhus – Claude le Tronc-d’Arbre, qui chassa les Carthaginois de Sicile – Claude Néron (le Fort, en dialecte sabin) qui battit Asdrubal venu d’Espagne au secours de son frère. La chanson ajoute que parmi les femmes des Claudes il y a également des pommes douces et des pommes aigres, mais que là aussi les aigres l’emportent sur les douces.
Mon grand-père était un Claude de la bonne espèce. Jules César lui paraissant seul capable de rendre la sécurité à Rome, il se rallia d’abord à son parti ; mais quand il le soupçonna de viser à l’autorité suprême, il ne voulut pas l’aider à satisfaire son ambition. Ne pouvant courir le risque d’une rupture ouverte, il demanda la charge de pontife et reçut en cette qualité la mission de fonder en France des colonies de vétérans. Après l’assassinat de Jules il s’attira l’inimitié du fils adoptif de celui-ci, le jeune Octave-Auguste, en proposant hardiment de voter des honneurs publics aux meurtriers du tyran. Il fut obligé de s’enfuir de Rome. Pendant les troubles qui suivirent, il changea de parti plusieurs fois, selon que le bon droit lui semblait être d’un côté ou de l’autre. Puis, convaincu à la fin qu’Auguste, bien que moralement obligé de venger Jules, n’était pas un tyran au fond du cœur, il se rangea à son côté et vint se fixer à Rome avec ma grand-mère Livie et mon oncle Tibère, alors âgé de deux ans.
Ma grand-mère Livie, elle, appartenait à la mauvaise espèce de Claudes. On croyait voir revivre en elle cette Claudia, sœur de Claude le Beau, qui fut accusée de haute trahison pour s’être écriée, dans un embarras de rue où sa voiture se trouvait arrêtée par la foule : « Ah ! si mon frère vivait encore ! C’est lui qui savait disperser une foule à coups de fouet ! » Un protecteur du peuple – un tribun, comme on dit en latin – s’approcha d’elle et lui ordonna sévèrement de se taire, en lui rappelant que son frère, par son impiété, avait causé la perte d’une flotte romaine. « Raison de plus pour le regretter, rétorqua-t-elle. Il pourrait en perdre encore une ou deux, avec l’aide de Dieu, et éclaircir un peu cette maudite foule. »
C’est tout à fait sur ce ton que ma grand-mère parlait du peuple romain. « Canaille d’esclaves ! La République n’a jamais été qu’une farce. Ce qu’il faut à Rome, c’est un nouveau roi. » Elle démontra à mon grand-père que Marc-Antoine, Octave et Lépide – un patricien riche, mais mou – qui gouvernaient alors à eux trois le monde romain, finiraient bien par tomber un jour. À ce moment, s’il savait s’y prendre, il pourrait mettre en avant la réputation d’intégrité dont il jouissait auprès de toutes les factions pour se faire nommer roi lui-même. Mon grand-père lui répondit sévèrement que si elle parlait encore de la sorte il la répudierait – car dans l’ancien mariage romain le mari pouvait renvoyer sa femme sans donner de raisons officielles : il rendait la dot et gardait les enfants. Ma grand-mère se tut et fit semblant de se soumettre. Mais dès cet instant elle se détacha de lui et entreprit secrètement de séduire Auguste.
Ce n’était pas difficile : il était jeune, impressionnable : elle connaissait ses goûts – d’ailleurs elle était, de l’avis de tous, une des trois plus belles femmes de son temps. Auguste lui paraissait plus propre à servir son ambition qu’Antoine (pour Lépide, il ne comptait pas).
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