Moi, Claude
séjour en Égypte ou en Asie Mineure, il arrivait même aux Romains de se mettre à adorer les dieux qu’ils trouvaient là-bas et d’oublier les leurs. D’autre part Rome avait souvent élevé à des divinités étrangères, comme Isis ou Cybèle, de magnifiques temples dans la ville. Il n’était que juste qu’à son tour elle implantât dans les cités conquises quelques-uns de ses dieux.
Restaient les habitants des provinces qui n’avaient pas la chance d’être citoyens romains. Livie leur fit envoyer des délégations à Rome pour réclamer un dieu romain qu’ils eussent le droit d’adorer. Sur ses conseils, Auguste dit au Sénat, sur un ton mi-sérieux, mi-plaisant, qu’on ne pouvait évidemment pas permettre à ces pauvres gens d’adorer des divinités supérieures, comme Roma et Jules, mais que d’autre part on ne pouvait pas leur refuser absolument toute espèce de dieux. Là-dessus, Mécène, un des ministres d’Auguste, proposa : « Donnons-leur un dieu qui les surveille bien : donnons-leur Auguste lui-même. » Auguste prit l’air gêné, mais reconnut que l’idée de Mécène n’était pas mauvaise. Pourquoi ne pas adopter au profit des Romains la coutume orientale qui consistait à rendre aux chefs d’État des honneurs divins ? Mais comme on ne pouvait évidemment pas demander aux cités orientales d’adorer le Sénat en bloc et d’élever six cents statues sur chacun de leurs autels, la meilleure solution était encore de le leur faire adorer en la personne de son chef, c’est-à-dire en la sienne. Le Sénat, flatté que chacun de ses membres possédât ainsi un six-centième de divinité, vota avec enthousiasme la proposition de Mécène, et on commença immédiatement à élever des statues à Auguste en Asie Mineure.
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Que l’on m’excuse de parler encore de Livie, mais, comme toute bonne histoire romaine, celle-ci est écrite de A à Z, sans rien omettre. Je préfère cette méthode à celle d’Homère et des Grecs en général, qui sautent d’un bond au milieu du sujet et vont en avant ou en arrière selon l’inspiration du moment. J’ai souvent eu envie de refaire l’histoire de Troie en prose latine, dans l’intérêt des citoyens pauvres qui ne savent pas le grec. Je commencerais par l’œuf dont est sortie Hélène et je continuerais, chapitre par chapitre, jusqu’au dessert du festin où Ulysse, rentrant au logis, triompha des prétendants de sa femme.
Le nom de « Livie » se rattache au mot latin qui signifie « malfaisance ». Ma grand-mère était une comédienne achevée : la pureté extérieure de sa conduite, la finesse de son esprit et la grâce de ses manières trompaient presque tout le monde. Mais personne ne l’aimait vraiment : la malfaisance commande le respect, non l’affection. J’ai vu un jour un tableau étrange, peint à l’intérieur d’un vieux coffre de bois de cèdre qui venait, je crois, de Syrie. Le tableau portait en grec l’inscription : « Le Poison règne », et le visage du Poison, quoique peint plus de cent ans avant la naissance de Livie, était exactement le sien.
À ce propos il faut que je parle de Marcellus, le neveu d’Auguste, le fils d’un premier mariage d’Octavie. Auguste, qui l’aimait tendrement, l’avait adopté et lui avait fait épouser Julie : on pensait généralement à Rome qu’il avait l’intention d’en faire son héritier. Livie, loin de s’opposer à cette adoption, avait paru s’en réjouir sincèrement : son affection pour Marcellus semblait indéniable. Elle encouragea même Auguste à donner au jeune homme des fonctions administratives très au-dessus de son âge : Marcellus s’en montra dûment reconnaissant.
Quelques observateurs sagaces pensaient que Livie, en favorisant Marcellus, cherchait à rendre Agrippa jaloux. Agrippa était l’homme le plus important de Rome après Auguste : quoique de basse extraction, il était non seulement son meilleur général, mais son plus vieil ami. Jusque-là, Livie avait toujours fait son possible pour conserver cette amitié à Auguste. Agrippa était ambitieux, mais son ambition avait des limites ; jamais il n’eût osé se mesurer à Auguste, qu’il admirait infiniment : il ne demandait pas d’autre gloire que celle d’être son ministre le plus écouté. Il était, d’ailleurs, gêné de son humble origine, et Livie, en faisant la grande dame, lui imposait. Mais ce n’était pas tout. Livie avait
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