Mon Enfant De Berlin
manteau de fourrure qu’elle ne quitte pas malgré la chaleur de la pièce. Elle parle à toute vitesse, dans trois ou quatre langues, avec l’assurance d’une personne habituée à être écoutée et admirée. De temps en temps elle jette un rapide coup d’œil à Claire comme pour s’assurer de sa présence puis repart dans la description des travaux qu’elle souhaiterait entreprendre pour restaurer son château de Johannisberg.
— Parle en français, proteste Wia, tu sais bien que c’est la seule langue de Claire.
— Je disais que Johannisberg a été détruit par le bombardement d’août 1942. Les pompiers et les voisins se sont efforcés, en vain, d’éteindre le gigantesque incendie. Sur l’autre rive du Rhin, à Blingen, les populations s’étaient massées pour contempler cette tragédie. Beaucoup pleuraient car Johannisberg est l’orgueil de toute la province et, au-delà, un des joyaux de l’Allemagne.
Claire s’efforce d’afficher un sourire compatissant tandis que Wia demande des précisions sur les conditions de vie de sa cousine durant la guerre. Il se souvient avec reconnaissance qu’elle lui a rendu visite quand il était prisonnier. L’attention qu’il lui porte n’échappe pas à Claire et renforce l’agacement qu’elle a éprouvé d’emblée pour la cousine Tatiana. « Elle m’énerve avec son château, elle m’énerve », pense-t-elle en allumant une cigarette. Mais Tatiana l’a déjà oubliée et a repris la conversation en russe. Elle ponctue ses phrases de rires en cascade et joue avec son long collier de perles, ses bagues et ses bracelets.
— Je t’ai demandé de parler en français, répète Wia.
— C’est sans importance, s’empresse de dire Claire.
Cette rencontre l’ennuie de plus en plus. Elle se demande comment elle pourrait s’enfuir, laisser les deux cousins à leurs retrouvailles et à leurs souvenirs communs. Tatiana que cette réplique a brièvement fait taire contemple maintenant Claire avec une sorte de curiosité chagrine. Puis, sur un ton enjoué et mondain :
— Vous n’êtes pas vraiment cosmopolite, ma chère.
— Pas vraiment, non.
— Mais bien décidée à le devenir, je suppose ?
— Pas du tout.
Claire prend une expression d’enfant boudeur. Elle feint d’être passionnée par l’entrée de nouveaux clients, un couple constitué d’un officier américain et d’une jeune Allemande, très maigre et visiblement affamée. Tatiana émet quelques remarques sur les souffrances du peuple vaincu puis revient à Claire avec une bienveillance protectrice.
— En tant que princesse Wiazemsky, vous devez apprendre au moins trois langues. Le russe surtout est important car vous devrez le parler à vos futurs enfants. N’est-ce pas Jim ?
« En plus elle lui donne le surnom qu’il portait avant la guerre et qui m’exclut de leur monde », pense Claire qui tarde à répondre.
C’est Wia qui le fait à sa place.
— Claire a décidé d’apprendre le russe. Elle s’y met cette semaine.
Tatiana adresse au jeune couple un sourire heureux, commence une phrase en allemand, s’excuse, la reprend en anglais et pouffe de rire.
— Pardon ma chère, pardon, mais c’est si habituel pour nous de passer couramment d’une langue à l’autre... Au fait, je suppose que vous êtes fière de devenir princesse et très décidée à faire honneur à votre rang. Je me trompe ?
— Claire se fiche complètement de devenir princesse.
La bonne humeur avec laquelle Wia a répondu désarçonne Tatiana. Pour reprendre un peu de sa formidable assurance elle a sorti de son sac un poudrier, un bâton de rouge à lèvres. Claire la regarde faire, l’air mauvais car elle croit avoir deviné les pensées de la cousine de son mari. « Elle me soupçonne d’être une petite-bourgeoise qui a mis le grappin sur un noble. » Elle hésite entre se lever et quitter le salon de thé sans un mot, se moquer de Tatiana ou renverser exprès sur son manteau de fourrure le contenu de sa tasse de thé. Mais elle surprend le regard confiant de Wia et renonce à ses projets.
Tatiana a fini de se remaquiller. Si les propos de Wia et de Claire l’ont choquée, elle n’en laisse rien paraître.
— Claire est la fille d’un écrivain célèbre, François Mauriac, commence Wia avec fierté.
Tatiana ne le laisse pas poursuivre et se tourne vers Claire.
— Savez-vous que chez nous aussi on écrit ? Ma mère met la dernière main à ses
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