Morgennes
approché, l’Arche en avait disparu. En effet, accomplissant un exploit digne des bâtisseurs de pyramides, des centaines d’individus l’avaient arrachée du lieu où elle s’était échouée…
Après avoir recouvré ses esprits, Morgennes déclara.
— Il me faudra du temps pour comprendre ce qui m’est arrivé. Mais je crois que j’ai vu un fantôme… Ce même fantôme qui avait tant effrayé Chrétien, à Arras.
Sans cesser de tourner sa broche, et tandis que Nicéphore continuait d’arracher à l’orgue quelques douces plaintes, Gargano déclara :
— Bénis soient les sentiers qui t’ont mené jusqu’à nous !
— Justement, fit Morgennes en se passant la main sur la joue, je vous cherchais…
— Et c’est nous qui t’avons trouvé ! fit Nicéphore.
— Comment avez-vous fait ?
— Ce sont les papillons qui nous ont montré la route.
— On parlera après, la viande est cuite. On va bientôt pouvoir manger, dit Gargano en se léchant les babines.
— Et toi, lança Nicéphore depuis le tabouret de son orgue, comment nous as-tu retrouvés ?
— Vos traces n’étaient pas difficiles à suivre, et le destin m’avait lancé vers le sud de l’Égypte. Additionnez les deux, et me voici !
Nicéphore eut un sourire, puis tourna l’une des pages de sa partition, et continua de jouer.
— Ces papillons sont vraiment extraordinaires, dit Gargano en désignant l’un d’eux avec la pointe de son couteau. Ils se nourrissent des champignons qui poussent sur ces arbres. Ce sont des vita verna, une espèce très particulière, réputée donner l’immortalité à qui les consomme. Mais ce n’est pas vrai. Ils vous tuent sur le coup. En guise d’éternité, c’est celle du dernier repos…
Nicéphore plaqua quelques accords discordants, qui troublèrent Morgennes.
— Que fais-tu ? Tu ne joues plus ? demanda-t-il.
— Pardon, j’avais la tête ailleurs… Cela fait des jours et des jours que mes doigts courent sur ces touches, et je n’en puis plus.
— Je vais vous relayer, proposa Gargano.
— Non. Mange. Tu as joué cinq jours et nuits de suite. C’est à moi de prendre le relais. Oh, et puis j’en ai assez de ce manteau !
D’un geste brusque, Nicéphore releva le capuchon qui lui tombait sur le visage. Et Morgennes vit alors que Nicéphore n’était pas un homme, mais une superbe jeune femme, aux traits magnifiquement dessinés – byzantins, pour être précis.
— Par saint Georges ! Il va falloir m’expliquer !
— Ne t’inquiète pas, répliqua Gargano en mordant à pleines dents dans un cuissot d’autruche. C’est ce qu’on va faire. Mais d’abord, il faut quitter cet endroit, ce Royaume des Morts… Et pour ça, tu tombes à pic !
59.
« C’est pourquoi, toute impératrice, même de très haute naissance, est gardée à Constantinople, comme une prisonnière. »
( CHRÉTIEN DE TROYES ,
Cligès. )
Nicéphore ôta de ses cheveux la longue broche en or constellée de diamants qui les retenait attachés. Secouant la tête pour les démêler, elle les fit couler sur ses épaules. Soyeux, lustrés, ils étaient aussi beaux que des cheveux de princesse. Et, en vérité, c’est ce qu’ils étaient. Car Nicéphore ne s’appelait pas Nicéphore, mais Marie Comnène.
— Je suis la petite-nièce du basileus de Constantinople, confia-t-elle à Morgennes. Mon grand-oncle s’appelle Manuel Comnène. C’est l’homme le plus puissant de l’œkoumène…
— Je le connais, dit Morgennes.
Marie hocha la tête, et le regarda avec un doux sourire.
— Je sais, souffla-t-elle. J’étais au courant de tout… Avant, avant…
— Avant quoi ? demanda Morgennes.
Elle se leva et eut un geste de la main pour désigner à la fois l’Arche, les marais et l’orgue – dont elle avait cessé de jouer.
— Tout ceci ! Il faut que tu saches, cher Morgennes, que depuis toute petite je n’ai qu’une obsession : être libre. J’ai toujours refusé d’être l’otage de la vie politique. Un cadeau plus précieux que les autres, destiné à sceller l’amitié des puissants. De plus, contrairement à mes sœurs et cousines, je ne supportais pas de rester enfermée dans un gynécée. Mais à part un mariage arrangé, seul mon oncle avait le pouvoir de m’en faire sortir. Grâce à lui, après avoir juré de rester déguisée, j’ai pu goûter au plaisir des voyages et de l’aventure. C’est pourquoi j’ai tenu à le remercier en
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