Morgennes
cette fois, c’était un appel au secours. Morgennes avait la tête qui tournait, comme s’il voyait la forêt par les yeux du pantin, avec sa mer infinie d’arbres et quelque part au pied de ce banian verdâtre, Morgennes lui-même, en train de se chercher. C’est alors, à l’instant où il était persuadé d’avoir définitivement perdu la tête, qu’une mélodie retentit. Une douce et belle musique d’orgue.
— Je connais cette musique, et je connais cet orgue… C’est celui de Philomène ! Celui dont les tuyaux se terminent par des gueules de dragons, et dont Nicéphore aimait jouer, lorsque nous nous arrêtions.
Curieusement, cette musique le rassura. Elle semblait s’adresser directement à lui, à son âme. Elle disait : « Viens par ici. Fie-toi à moi, je suis ton guide. Viens, tu seras en sécurité. Par ici… C’est chez toi… »
Morgennes quitta son arbre, jeta un dernier coup d’œil aux pantins, et marcha vers la musique. « Et si ce n’était qu’un leurre ? Un piège tendu pour me perdre ? Comment savoir si je ne suis pas déjà tombé dedans une dizaine de fois ? La musique m’éloigne de l’arbre, m’attire à elle tel un chant de sirène, puis s’interrompt brutalement, me laissant au milieu des marécages. Cela s’est-il déjà produit ? Combien de fois ? Est-ce ainsi que Dodin et moi avons été séparés ? Mais ai-je seulement le choix ? »
Dans le doute, Morgennes marcha en direction de la musique. Il reconnaissait à peine le paysage qu’il traversait – arbres trop grands, fourbus d’être si vieux, n’ayant plus de place où mourir, et tombés dans les branches d’un cadet. Branchages entremêlés, se nourrissant à tous les troncs, s’entresuçant les uns les autres, s’étreignant, se griffant, à la fois geôliers et prisonniers d’eux-mêmes. Lianes zébrant l’obscurité, emplissant les vides que les arbres n’avaient su combler ; mousses, lichens, champignons ; sol spongieux, détrempé, où l’on progressait à mi-pas. Tentacules brunâtres, grandes toiles d’araignée, dont on ne savait plus qui des végétaux ou des animaux les avaient tissées. Peut-être les deux ? Murs de moustiques, où les bras battaient l’air. « Autant chercher à ouvrir la mer Rouge », songea Morgennes.
— Il me faudrait un miracle… Guyane ! Pourquoi t’ai-je quittée ?
Puis il se rappela subitement que c’était elle qui était partie. Il aurait dû la retenir. L’attraper par le bras et lui dire : « Ne t’en va pas. Pardon. Pardonne-moi. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Si j’avais su, je n’aurais pas agi ainsi. J’allais tout t’avouer, mais je n’en ai pas eu le temps. J’allais tout te dire ! »
Par moments, dans son délire, il avait l’impression que c’était ce qu’il avait fait. Il lui avait parlé, l’avait prise dans les bras et lui avait tout raconté. Au début, cela avait été difficile, puis elle avait fini par l’écouter. Alors, enfin, elle lui avait pardonné. La serrant contre lui, il lui avait caressé les cheveux, lui disant : « Rentre chez toi. Repars auprès des tiens. Va en France, va trouver Chrétien de Troyes, c’est mon meilleur ami. Attends-moi chez lui. Prends soin de notre enfant. Je reviendrai dès que possible ! »
En vérité, c’est ce qu’il se rappelait lui avoir dit.
Après avoir marché pendant une éternité, Morgennes déboucha sur une vaste clairière marécageuse. Les Marais de la Mémoire, également appelés « Noir Lac » à cause de la teinte lustrée de leurs eaux, qui étaient noires comme du charbon, et où rien, pas même les étoiles, ne se reflétait. De-ci, de-là, des clapotis signalaient la présence de crocodiles. Leurs corps se fondaient si bien dans la boue qu’ils étaient presque impossibles à repérer. Quelle taille avaient-ils ? Difficile à savoir. Mais le dernier que Morgennes et Dodin avaient aperçu avait ouvert une gueule assez grande pour engloutir un cheval.
En plus des crocodiles, l’endroit grouillait de serpents. Ils glissaient silencieusement à la surface de l’eau. L’un d’eux s’approcha de Morgennes et passa sur sa botte. Bizarrement, il n’eut pas peur. Il savait que ce serpent ne lui ferait pas de mal, tout comme il savait que les crocodiles le laisseraient tranquille.
Peut-être était-ce à cause de la musique ? Avait-elle le pouvoir d’endormir les reptiles ? De leur ôter toute envie de nuire ? Mais
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